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Iittp://www.arcliive.org/details/17701790lopras00jull
L'OPÉRA SECRET
XVIir SIECLE
Justification des tirages de Luxe
3 Exempl. sur peau de vélin n" i à ?
12 — sur papier du Japon n" 4 a i3
i5 — — de Chine n" 16 à 3o
20 — — teinté de Renage, n" 3i à 3o
5o — — Whatman n" 3r à 100
^A.^AA/VVw'^^
gAUX-J'ORTES PAR DE ]V[aLVAL
'i^.i^
l^'JO-l^OO
L'OPÉRA SECRET
AU
XVIir SIECLE
Q/iventures et intrigues secrètes
racontées
d'après les papiers inédits
conservés aux Archives de l'État et de l'Opéra
^DOLTHE JULLIElSi
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE
EDOUARD ROUVEYRE
I, rue des Saints- Pères, i
1880
BtBLlOJHlCA
ML
mo
^V^i'lsUr-TXO'POS
f"^^g-j,^ORsauE j'enlrepris de rechercher aux Ar-
^.. chives de l'Etat tous les papiers ayant
trait an séjour en France de Sacchini
et de Salieri, ainsi qu'aux ouvrages qui
leur furent commandés par V Administration pour
F Académie de musique, je jus tout d'abord effrayé
des liasses énormes qu'il me fallait dépouiller : il
s'agissait, en effet , de seize cartons contenant en
moyemie chacun trois cents pièces, sans aucun clas-
sement méthodiaue ni chronologique.
Ce beau désordre, auquel il serait d'ailleurs très
difficile de remédier, rend 1rs redierches cxirêmernent
longues, car telle pièce qui parut d'abord insignifiante
et dont la trace est perdue , peut acquérir une grande
importance rapprochée de tel autre papier quon dé-
couvre beaucoup phis tard : ou comprend dés lors quel
rôle joue la mémoire pour un travail de ce genre, dans
l'impossibilité où l'on est de noter toutes les pièces qui
passent sous les veux.
A mesure que je poursuivais mes recherches, je
découvrais de nouvelles données très intéressantes sur
r Opéra du dix-huitième siècle, et je m'assurais, sans
trop m'en étonner, que tons les écrivains qui se sont
occupés de l'histoire de notre premier théâtre n'ont
jamais eu l'idée de consulter ces documents, où four-
millent les révélations les plus piquantes : c'est pour-
tant là, et non ailleurs , que se trouve la véritable
histoire de V Opéra.
Seul, Castil-Bla-:^e , a eu connaissance des trésors
enfouis dans les cartons des Archives, mais il n'en tira
aucun parti et ne sut même pas reproduire exactement
les rares renseignements qu'il y puisa. M. Desnoires -
terres, du moins, les' a dépouillés avec réflexion et a su '
les mellre à conlribulion pour son travail si cotiiplc!
au point de vue documentaire sur Gluck et Piccinni.
J'en ai, à mon tour, extrait soigneusement toutes
les pièces visant Sacchini et Salieri, les plus impor-
tantes comme les moins saillantes, et elles ont toutes
trouvé place dans mon ouvrage sur la Cour et l'Opéra
sous Louis XVI.
Mais je ne m'en suis pas tenu là, et, m'y reprenant
à plusieurs fois pour ne rien laisser échapper de cu-
rieux , fai voulu écrémer tous les papiers présentant
quelque intérêt et les produire au jour. De là ces
différents articles , ayant trait à tel artiste célèbre, à
telle intrigue demeurée secrète, qui parurent d'abord
dans divers journaux et qui forment, réunis ensemble,
une histoire mystérieuse et vraie de l'Opéra pendant
les années qui précédèrent la Révolution.
Du jour où je les publiai, plusieurs de ces pièces se
répandirent très vite dans la presse. La plupart de
mes cofifrères voulurent bien nommer celui qui les avait
recherchas , mais plusieurs se les approprièrent sans
plus de façon. Certain rapport de Dauvergne, no-
tamment, a obtenu un vif succès de curiosité, mais
l'intérêt même excité par ces documents à leur appari-
lion a pu faire constater gui les avait, le premier,
découverts et publiés.
Tous les papiers vianuscrils réunis dans ce volume
ont vu le jour par mes soins, et, quant à ceux qu'on
pourrait déjà connaître en partie pour les avoir lus
sous une autre signature, ils étaient extraits de mes
propres articles. Au besoin, la date de publication en
ferait foi et je ne fais , pour ceux-là, que reprendre
mon bien chez autrui.
2^ ■
irn^^^}^^^^^^
ERS la tin du dix-huitiéme siè-
cle, un homme exerça une in-
fluence dominante à l'Opéra,
i|' influence supe'rieure même à
?^ celle du ministre qui de'tenait
le pouvoir nominal , mais qui
laissait son second gouverner.
Ce personnage considérable ne jouissait pas seulement
d'une autorité occulte, car lui-même était décoré du
titre de Commissaire du Roi près l'Académie de
musique, mais il avait su par son esprit d'intrigue,
par son habileté à flatter le tiers et le quart, se faire
peu à peu une place beaucoup plus grande que ses
fonctions ne le comportaient d'abord. Il sut enfin
occuper ce poste envié pendant les dix années qui pré-
cédèrent immédiatement la Révolution, et ne fût-ce
que par la durée de son autorité, il mériterait qu'on
4 l'opéra secret au XVllI» SIÈCLE
s'occupât sérieusement de lui, alors même qu'il n'aurait
pas eu une si grande influence sur les destine'es de
notre Opéra, partant sur celle de la musique drama-
tique en France.
C'est d'ailleurs une figure singulière et bien curieuse
à étudier que celle de ce Papillon de la Ferté, parti
d'une position assez modeste et arrivé aux fonctions
les plus enviées, jouissant d'un crédit sûr et l'em-
ployant volontiers pour ses favorites, homme aimable
d'ailleurs et très affable , trop affable même , doué
d'une grande activité et d'un sens droit, ne boudant
pas au travail, imaginant, proposant, essayant quantité
de projets qu'il croyait être pour le bien de l'Opéra ;
homme de mérite, au résumé, mais, pour employer
une expression toute moderne, faux bonhomme au
premier chef. Ce n'est pas assez d'un mot pour expli-
quer ce caractère complexe, et il ne suffit pas d'inju-
rier La Ferté, comme fait Castil-Blaze le déclarant :
« vieux dévot, libertin et frappé d'imbécillité dès ses
plus jeunes ans, » pour le juger. Celui-là mérite mieux
qu'une appréciation sommaire, qui sut jouer un tel
rôle dans notre histoire musicale, qui gouverna
presque souverainement l'Opéra durant une période
aussi glorieuse pour ce théâtre, puisqu'elle, vit éclore
les chefs-d'œuvre de Sacchini et de Salieri.
Né d'une famille vouée aux fonctions financières, le
jeune Papillon* obtint d'abord des intérêts dans les
* Denis-Pierre-Jean Papillon, dit La Ferté, fut inscrit à la p.iroissc de Notre-
Dame de Châlons le 18 février 1727, ainsi qu'il résulte des copies de son acte
de naissance et de son acte de décès (i" thermidor II) conservées aux archives
de l'Opéra.
UNROIDECOU LISSES 5
fermes ; puis, lors de la suppression des sous-fermes,
il acheta assez cher une charge des plus recherchées
et fut nommé Intendant-contrôleur de l'Argenterie et
des Menus Plaisirs de la Chambre du Roi. Multiples
et délicats étaient les devoirs de ces fonctionnaires,
appelés plus brièvement intendants des Menus. Ils
devaient examiner en détail la recette et la dépense,
tant ordinaire qu'extraordinaire, qui se faisait dans la
chambre du roi, tant pour sa propre personne qu'à
l'entour d'elle; ils en tenaient contrôle et devaient faire
rendre compte aux trésoriers généraux de l'Argenterie
et des Menus , d'abord devant les premiers gen-
tilshommes de la Chambre, puis à la Chambre des
comptes. La dépense pour la personne du roi compre-
nait ses habits, linges, ornements, joyaux, etc. ; la
dépense hors de sa personne embrassait les meubles et
l'argenterie pour les appartements royaux, plus les
dépenses extraordinaires, telles que bals, ballets,
mascarades, carrousels, tournois, baptêmes, sacres,
couronnements, mariages, pompes funèbres, services,
enterrements, anniversaires, etc.. Les intendants des
Menus prêtaient serment de fidélité entre les mains du
chancelier et à la Chambre des comptes, à laquelle ils
soumettaient, chaque année de leur exercice finissant,
le résumé de tout le contrôle exercé par eux. Leurs
gages et droits étaient portés sur les états de la dépense
ordinaire de l'Argenterie, mais ils avaient en outre
pour « leur bouche à cour en argent » chacun
1,200 livres à la Chambre aux deniers, au lieu de la
bouche à cour qu'ils avaient précédemment à la table
des premiers valets de chambre et secrétaires du
6 L OPERA SECRET AU XVIIl' SIECLE
cabinet, et ils avaient enfin pour leur propre usage
chacun deux mulets de l'équipage du roi*.
La Ferté employa d'abord toute sa diplomatie à
conquérir la sympathie de ses supérieurs, les gen-
tilshommes de la Chambre du roi , qui avaient mal
accueilli sa nomination, et il y parvint après un temps
relativement assez court. A la suite de l'insuccès de
l'administration de la Ville, en 1776, il fut choisi une
première fois par le roi, pour mettre un peu d'ordre
dans les affaires de l'Opéra; il n'y resta guère plus d'un
an, mais ce court ofhce lui suffit pour montrer de
réelles qualités d'administrateur théâtral. Aussi quand,
après de nombreux essais et de nouveaux échecs, le
roi dut encore enlever la gestion de l'Opéra à la Ville
en 1780, rintendant des Menus se trouva tout naturel-
lement désigné par ses services antérieurs pour sur-
veiller de près la direction du théâtre, confiée d'abord
à Berton, puis à Dauvergne : c'est de ce jour que date
le règne artistique de La Ferté.
La toute-puissance de La Ferté s'explique par ce
simple fait que, pendant les dix années qu'il resta
Commissaire du Roi près l'Académie de musique, il
vit se succéder au-dessus de lui quatre ministres de
la Maison du roi, qui devaient nécessairement prendre
ses avis pour paroles d'Evangile en un sujet où ils ne
connaissaient pas grand'chose, et qui ne restaient pas
assez longtemps en place pour apprendre à juger par
eux-mêmes les contestations si compliquées et si
* Etat de la France, t. I, p. 290. Le dernier Etat de la France a été publié
en 1749, six ou sept ans seulement avant l'entrée en fonctions de La Ferté.
UN ROI DE COULISSES 7
délicates qui s'élevaient presque chaque jour à l'Opéra.
La Ferté savait très habilement jeter le grappin sur eux
dés qu'ils entraient en fonctions, et, sous prétexte de
leur éviter tous les désagréments d'une « machine
aussi compliquée » à conduire, il ne leur expliquait
que ce qui était absolument nécessaire; il leur présen-
tait chaque affaire en litige sous le jour le plus propice
à ses vues ou à ses projets et leur dictait le plus souvent
leurs ordres, qu'ils n'avaient qu'à signer.
Une lettre comme exemple précis. A peine le comte
de Saint-Priest eut-il pris possession du ministère, que
La Ferté lui écrivit la lettre suivante, qu'il avait déjà
dû envoyer aux ministres précédents :
Monseigneur,
Je respecterois trop vos occupations pour oser vous
en distraire dans un moment aussi intéressant, si je ne
croyois de mon devoir de vous éviter par cette même
raison les importunités qu'ont même éprouvées dans
des temps plus tranquilles MM. vos prédécesseurs, à
leur avènement au ministère, relativement à l'Opéra.
Pour les éviter, je penserois , Monseigneur, que
jusqu'au moment où vous pourrez me sacrifier
quelques instants pour avoir l'honneur de vous rendre
compte de l'administration de l'Opéra et des raisons
qui ont déterminé le roi à réunir ce spectacle à son
domaine, il seroit à propos que vous écartassiez toutes
les demandes importunes qui pourront vous être faites
surtout relativement à des congés, en répondant que
vous ne pouvez rien entendre à cet égard qu'après vous
être fait rendre compte de la position de l'Académie
royale de musique. J'ai l'honneur de vous prévenir.
Monseigneur, à l'avance que ce n'est pas une des plus
8 l'opéra secret au xviii^ siècle
faciles de votre ministère. Mais j'espère qu'avec M. le
vicomte de Saint-Priest, qui m'a témoigné de la bonté,
nous pourrons vous épargner l'ennui qui est la suite
de cette administration et dont j'ai cherché à éviter
autant que j'ai pu les dégoûts à MM. vos prédéces-
seurs*....
Lorsque La Ferté fut chargé de la surveillance
supérieure de l'Opéra, en mars 1780,11 avait au-dessus
de lui le ministre Amelot, — et c'est avec lui qu'il en
prit le moins à son aise, parce que Amelot voyait de
plus près les affaires, au moins celles de l'Opéra, que
ne firent ses successeurs. Mais lorsque Amelot fut
remplacé parle comte de Breteuil au courant de 1783,
lorsque celui-ci céda la place, le 24 juillet 1788, à
M. Laurent de Villedeuil, qui fut remplacé l'année
suivante par le comte de Saint-Priest, La Ferté n'eut
plus de conseils à prendre de personne : il en donnait,
au contraire, à ses supérieurs, qui les accueillaient le
plus souvent avec l'empressement de gens trop heu-
reux d'être aussi bien renseignés. Durant ces dix
années, La Ferté n'eut sous ses ordres qu'un seul
directeur de l'Opéra, Dauvergne, excepté pendant trois
ans, d'avril 1782 à Pâques 1785, durant lesquels Dau-
vergne, exaspéré par l'insubordination et les réclama-
tions des artistes, avait dû se retirer et les laisser se
gouverner en république ; mais le comité des artistes
était alors dans la main de La Ferté par son beau-frère
Morel. Peu importait dès lors à l'intendant des Menus
■ Archives nationales. Ancien régime. O i. 626. Lettre de La Ferté du
20 juillet 1787.
UN ROIDECOU LISSES 9
qu'il y eût oui ou non un chef nominal à la tète de
l'Opéra, d'abord parce qu'il devait facilement s'entendre
avec ce directeur, puis, parce qu'en cas de de'saccord
avec lui, il pouvait le faire combattre par le comité dont
il tenait tous les fils et qui était toujours prêt à contre-
carrer son chef immédiat. De quelque façon qu'on s'ar-
rangeât, c'était toujours lui, La Ferté , qui demeurait
le conseiller nécessaire et le maître souverain.
Des quatre ministres précités , c'est le baron de
Breteuil qui resta le plus longtemps à la Maison du
roi : c'est aussi sur lui que La Ferté exerça le plus
d'empire, précisément parce que le baron était peu au
courant des choses du théâtre et qu'il marqua d'abord
pour elles un extrême dédain, si l'on en croit Métra.
« En s'installant dans son département, M. de Breteuil
a trouvé fort plaisant que, depuis le ministère de
M. Amelot, il y eût douze volumes in-folio de lettres
respectivement écrites entre ce ministre et l'adminis-
tration de l'Opéra ; il a bien assuré que tel long que pût
être son règne, il ne laisserait jamais dans les archives
ministérielles des dépôts aussi complets de son attention
en cette partie, et c'est ce que tous ceux qui connais-
sent la gravité respectable de M. de Breteuil ne balan-
cent point à croire ; il y a bien quinze ans qu'on ne
l'a vu au spectacle, et certainement il se respecte trop
et respecte trop les hommes pour donner autant de
temps à des choses futiles en comparaison de celles
que l'on néglige, et qui intéressent le bonheur et la
paix de la société *. »
' Correspondance secrète, 23 novembre 1783.
lo l'opéra secret au xviii*' siècle
Il n'y a qu'à ouvrir les cartons des Archives nationales
pour s'assurer que M. de Breteuil, malgré sa « gravité
respectable », a dû s'occuper beaucoup de ces «choses
si futiles », et plus peut-être qu'aucun autre ministre,
car les pièces échangées entre lui, le commissaire royal
et le comité, durant les cinq années qu'il resta ministre,
sont presque innombrables. C'est autant de perdu pour
sa réputation de gravité, mais c'est autant de gagné
pour l'histoire *.
D'ailleurs La Ferté avait su très habilement s'y pren-
dre pour établir son crédit auprès du ministre et de
son secrétaire, M. Comyn. Il leur faisait assidûment la
cour, il les invitait à tour de rôle à sa petite campagne
de l'île Saint-Denis, il jouait à merveille la lassitude,
il se plaignait fort à propos des ennuis de cette admi-
nistration, — juste assez pour qu'on le complimentât,
sans songer à l'en décharger ; — il se représentait vo-
lontiers comme « enrhumé ou enfluxionné » et jouait
d'autres fois la résignation. « Monseigneur, je serai
privé aujourd'hui d'avoir l'honneur de vous faire
ma cour , étant incommodé , étant arrivé au mo-
* M. de Breteuil compromit bien aussi cette belle gravité par sa conduite lé-
gère. Outre ses relations avouées avec une de ses sujettes, la première danseuse
Victoire Sauluier, il était le cavalier servant de M™= Griraod de la Reynière,
femme du fermier général et mère du gastronome incomparable, le plus lettré
des gourmands et le plus gourmand des lettrés, comme dit M. Monselet dans
son intéressante étude sur Grimod de la Reynière. M. de Breteuil fît arrêter et
incarcérer le (ils de sa maîtresse, en avril 17S6, pour se venger, elle et lui, de
quelques traits moqueurs. « Un ministre, écrivait plus tard Grimod, dont le
nom sera longtemps célèbre dans les annales du despotisme et de la brutalité,
m'exila dans une abbaye au fond de la Lorraine. Il n'était nullement question
du gouvernement dans mon mémoire, et cet exil fut une vengeance personnelle
du ministre, auquel, il est vrai, je n'avais jamais pris la peine de dissimuler mon
profond mépris. >>
UN ROI DE COULISSES II
ment fâcheux qui m'avoit été annoncé , il y a plus
de dix ans, si je continuois à mener une vie aussi
sédentaire sur mes papiers : mais c'est chose faite *. »
Il avait à l'occasion le mot pour rire et savait dérider
ses supérieurs, après les avoir apitoyés. « Le temps
affreux qu'il fait à Paris a presque fait fermer aujour-
d'hui l'Opéra ; les sujets ne trouvant pas de voiture,
les rues étant des rivières, ils se sont rassemblés au
magazin, d'où ils m'ont fait prier de leur prêter un
chariot couvert des Menus avec des cheveaux, pour
les mener et ramener de l'Opéra ; on a arrangé le tout
en dedans avec des chaises et bancs, j'espère qu'il ne
leur arrivera pas malheur et que cela ne ressemblera
pas au voyage de Ragotin **. »
Le ministre était assez porté sur sa bouche, à ce qu'il
paraît, et La Ferté s'entendait fort bien à flatter son
faible pour la bonne chère : leur correspondance admi-
nistrative est assez souvent entremêlée de détails culi-
naires qui font venir l'eau à la bouche. « Monseigneur,
écrivait certain jour La Ferté, je suis bien fâché de la
raison qui me prive de l'honneur de vous posséder
demain, j'espère cependant que votre guérison sera
aussi prompte que je le désire et que vous voudrez
bien alors me dédommager. Je ferai en sorte, si je suis
un peu moins enchaîné, d'avoir l'honneur d'aller m'in-
former demain de votre santé et de vous faire, Monsei-
gneur, ma cour ; je vous prie de vouloir bien agréer
■ Archives nationales. Ancien régime. O i. 62b. Lettre de La Ferté au
ministre, du 24 février 1784.
" Ihid. Lettre de La Ferté au ministre, du 2 janvier 1784.
12 L OPERA SECRET AU XVIIl" SIECLE
un outardeau qui m'est arrivé, je désire que vous le
trouviez de votre goût *. »
Mais après manger il faut boire, et La Ferté étant
allé passer quelque temps en Champagne, à l'automne
de 1784. le baron de Breteuil lui adresse une petite
lettre dont voici le passage important : « Je vous remer-
cie des informations que vous voulez bien me donner
sur les différentes espèces de vins de Champagne, dont
votre séjour dans cette province vous a mis à portée
de prendre connaissance. Je vois que le bon est assez
rare. Si vous voulez en rapporter quelques essays, je
verrai h votre retour, à me décider sur la quantité que
je pourrai m'en procurer **. » La Ferté était trop bon
courtisan pour ne pas offrir à son chef tous les « essays »
que celui-ci désirait ; et nul doute que M. de Breteuil
n'ait pavé le vin de Champagne de la même monnaie
que l'outardeau.
Malgré toutes ces prévenances, La Ferté essuyait
parfois quelques rebuffades du ministre, mais le nuage
était bientôt passé. Comme tous les gens pénétrés de
de leur importance et qui se savent indispensables, La
Ferté ne négligeait aucune occasion de faire du zèle :
il paraissait se donner beaucoup de peine pour résoudre
les questions les plus simples et faisait semblant d'aper-
cevoir de graves complications là où il n'y avait nul
embarras. Ainsi écrit-il certain jour au ministre (27.
mars 1784) que tout le comité de l'Opéra, le bailli du
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 62e. Lettre de La Ferté au
ministre, du 12 janvier 1784.
" Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Lettre du ministre à La
Ferté, du 25 octobre 1784.
UNROIDECOULISSES 10
Rollet et Salieri, sont venus le trouver tout en émoi
pour lui exposer de graves réclamations. L'apparition
des Danaïdes, lui ont-ils dit, a été fixée au lundi 19
avril, de façon à assurer le paiement des sujets pour la
fin de ce mois ; cette représentation importante est
attendue avec impatience par le public, et voilà qu'on
répand le bruit que M"° Montansier voudrait faire
chanter trois ou quatre fois à Versailles, la semaine
prochaine, les artistes de l'Opéra. Ce retard dans les
répétitions pourrait causer à l'Opéra une perte de plus
de i5o,ooo francs, car les recettes seraient presque nul-
les pour le mois d'avril, et les appointements des ac-
teurs resteraient encore en suspens. Cependant, ajoute
La Ferté, ces considérations, si graves qu'elles soient,
doivent céder devant les désirs de la reine, si c'est vrai-
ment pour répondre aux intentions de Sa Majesté que
la Montansier veut attirer les sujets de l'Opéra à Ver-
sailles et les déranger des répétitions : c'est ce qu'il
faudrait éclaircir en toute hâte, à son humble avis.
A lire cette lettre si pressante, il semblait vraiment
qu'il y eût péril en la demeure. Le ministre ne s'en
émut pas beaucoup et fit simplement répondre par son
secrétaire que « le projet en question n'avait pas le
moindre fondement, que M. de La Ferté en a pris
allarme à tort ; » puis il ajouta de sa main, non sans
une nuance d'impatience : « Vous aurez tous les jours
des inquiétudes nouvelles, si vous ouvrez les oreilles
aux propos *. »
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettres de La Ferté, des
17 et 27 mars 1784. Lettres du ministre, des 27 et 28 mars.
14 l'opéra secret au xviii^ siècle
Avant même d'être chargé de la direction de l'Opéra,
La Ferté, qui avait su prendre assez vite le premier
rang parmi les intendants des Menus pour que le mi-
nistre et les gentilshommes de la Chambre aient voulu,
en 1762, réunir les trois charges d'intendants sur lui
seul, La Ferté voyait déjà onduler autour de lui une
cour nombreuse de flatteurs, de ces gens à l'œil exer-
cé, au flair subtil, qui savent discerner entre mille le
puissant du lendemain, le maître futur, et qui s'atta-
chent dès lors à sa destinée avec une obstination d'au-
tant moins touchante qu'elle est plus tôt récompensée.
Poinsinet, l'illustre, l'unique Poinsinet, Poinsinet le
mystifié, était un des courtisans les plus empressés de
La Ferté, et lorsque sa comédie du Cercle fut repré-
sentée à la Comédie-Française , il s'empressa de la
dédier à son protecteur *. Cette flatterie lui valut
aussitôt une dure leçon :
On s'étonne et même on s'irrite
De voir encenser un butor ;
N'a-t-on pas vu l'Israélite
Jadis adorer le veau d'or ?
Un auteur peut, sans être cruche,
Emmécéner un La Ferté ;
C'est un sculpteur qui d'une bûche.
Sait faire une divinité **.
■ Cette petite comédie, le Cercle ou la Soircc à la modi, renfermait, parait-il,
plusieurs scènes de la comédie de Palissot jouée à Nancy et imprimée dans ses
œuvres sous ce même titre du Cercle. Comme ou demandait à Palissot pourquoi il
n'avait pas revendiqué cette comédie ; " Serait-il décent, dit-il, que Géronte
revendiquât sa robe de chambre sur le corps de Crispin? >> Cette petite pièce, en
forme de mosaïque, renfermant quelques peintures assez vraies de ce qui se
passait parmi les gens d'un certain monde, le duc de disait à l'auteur :
I. Il faut, monsieur Poinsinet, que vous ayez bien écouté aux portes. »
" Mémoires secrets, 2 octobre 1764.
UN ROI DE COULISSES 15
Cette injurieuse facétie n'empêcha pas Poinsinet de
tomber en récidive pour mieux s'assurer les bonnes
grâces de son illustre patron, car moins d'un an après
il composait une pièce de vers bien élogieuse et bien
fade pour célébrer la fête de M'"'^ Razetti. « Qu'est-ce
que c'est que cette dame ? demande Bachaumont. C'est
la maîtresse de M. de La Ferté. Qu'on juge de là avec
quelle infamie M. Poinsinet prostitue sa muse. A quelle
bassesse ne se dégrade-t-on pas, quand on a perdu les
mœurs * ? »
La Ferté se fait plus sévère et plus rigide qu'il n'était
lorsqu'il se pique en certain mémoire d'avoir dirigé
cette gent intraitable des artistes avec une équité par-
faite, de s'être écarté d'eux autant que possible et de
n'avoir jamais eu ni faiblesse ni tendresse pour aucune
de ses charmantes sujettes. Cette indépendance de cœur
est toujours bien difficile à conserver pour un homme
placé dans une position où mille occasions le sollici-
tent de faillir, et M. de La Ferté succomba tout comme
un autre. Cet homme qui se targue d'une rigidité inat-
taquable eut au moins, sans parler des bonnes fortunes
passagères, deux liaisons sérieuses : l'une dans la danse,
l'autre dans le chant. Il va sans dire que celles qu'il
avait distinguées n'étaient ni les plus mal vues ni les
plus mal traitées à l'Opéra.
Il honora d'abord de ses faveurs cette charmante
Cécile Dumesnil, demeurée célèbre sous son prénom
et qui brillait à l'Opéra par ses talents autant que par
ses grâces juvéniles. Elle avait débuté en 1776, sous
* Mémoires secrets, 25 janvier 176$.
l6 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE
l'administration de Berton, et avait obtenu du premier
coup le plus vif succès : c'était Gardel l'aîné qui lui
avait enseigné la danse. Il eut aussi le bonheur envié
de toucher le premier son cœur novice, au grand dés-
espoir des nombreux paillards qui s'étaient mis sur les
rangs, comme le ténor Legros, et qui enrageaient de
ne pouvoir plus posséder ce trésor que de seconde
main, — au plus tôt *. La tendre Cécile avait décidé-
ment un faible pour ses camarades de la danse, car
moins d'un an après, alors qu'elle était déjà la plus
courtisée, elle se refusait aux adorateurs les plus dis-
tingués et les plus riches pour reporter ses préférences
sur le danseur Nivelon o qui possédait en homme tout
ce qu'elle avait en femme. » Mais, par une de ces bi-
zarreries trop communes en amour, le beau danseur
ne répondait pas aux soupirs de Cécile, tout épris qu'il
était d'une danseuse figurante, M^i" Michelot, honorée
des faveurs du comte d'Artois, mais dont les appas
n'étaient pas comparables à ceux de sa toute jeune
rivale. Dans un accès de jalousie exaspérée, celle-ci
s'était laissée aller à toute sa fureur contre la demoi-
selle Michelot, qu'elle maltraita fort : il fallut bien des
efforts et des conseils pour calmer cette tigresse, dont
le mérite personnel pouvait seul faire excuser la fougue
et les écarts **.
M"*^ Cécile avait eu certain jour des velléités de
cantatrice et elle avait imaginé de jouer Colette du
Devin du village avec sa camarade de la danse, M"« Do-
* Mémoires secrets, 1 8 mars 1777.
** Ibid., 17 février 1778.
UN ROI DE COULISSES IJ
rival, pour Colin. Le public se porta en foule à ces re-
présentations inattendues, mais il fil clairement com-
prendre aux chanteuses improvisées qu'il préférait leur
plumage à leur ramage, — l'une avait la voix aigre et
l'autre chantait faux, — et elles se contentèrent dès
lors de danser *. Très peu de temps après ce caprice
vocal, M"= Cécile se faisait renvoyer du théâtre pour
un coup de tête. Elle avait refusé de paraître en scène
parce qu'on ne voulait pas lui donner un costume
aussi brillant que celui de la Guimard, et Amelot, qui
se trouvait précisément au spectacle ce soir-là, l'avait
fait conduire au For-l'Evêque en prononçant son ex-
clusion de l'Opéra. Mais la rebelle avait un protecteur
tout-puissant dans la personne du prince de Conti, et
celui-ci n'eut pas de peine à faire réintégrer la dan-
seuse, au grand plaisir des amateurs de spectacle, que
cet événement imprévu avait jetés dans la consterna-
tion **.
Après une nouvelle absence inexpliquée. M"" Cécile
était rentrée au théâtre comme maîtresse en titre de
La Ferté, qui l'avait mise dans la plus grande opulence.
Elle avait reparu dans le prologue de Sylvie et avait
obtenu des applaudissements enthousiastes, car cette
retraite semblait avoir encore augmenté son talent aux
yeux de ses admirateurs, mais les préférences que lui
valait la protection de La Ferté la faisaient mal voir
de ses camarades, jalouses déjà de sa figure et de ses
charmes. Six mois n'étaient pas écoulés depuis cette
Mimoirts secrets, i8 mai 1778.
' Ibid., I et 2 juin 1778.
iS L OPÉRA SECRET AU XVIII" SIECLE
rentrée triomphale que la jolie enfant mourait subite-
ment en couches, à peine âgée de vingt-deux ans. Cette
perte cruelle plongea dans une affreuse douleur le fi-
nancier qui pensait alors, paraît-il, à l'épouser en re-
connaissant ses enfants, mais le confesseur appelé au
lit de mort de la danseuse exigea qu'elle éloignât d'elle
son amant et qu'elle déclarât que les enfants nés du-
rant le temps de leur union n'étaient pas de lui. Cet
aveu public, fait en présence de toute la maison appe-
lée en témoignage, humilia au dernier point le pauvre
intendant : il aurait pourtant dû s'en douter *.
La Ferté, qui avait perdu sa femme depuis longtemps,
était bien libre de courtiser les filles d'Opéra dont il
avait la direction supérieure, mais l'âge venant, il
éprouva le besoin d'avoir des affections plus solides et
il crut les retrouver dans les liens légitimes d'un
nouveau mariage. Il convola en secondes noces, au
commencement de 1782, et parut se ranger de plus en
plus dans son intérieur ; il se voua même très ostensi-
blement aux pratiques religieuses, et c'est alors surtout
qu'il se rapporta des soins profanes de l'Opéra à son
ancien caissier, cet intrigant Morel, devenu son beau-
frère et qui, après avoir contrôlé les voitures publiques
sur la grande route, se mêlait d'avoir de l'esprit et de
* Mémoires secrets, ii janvier, 21 et 22 août 1781. — M'i' Cécile, dont la car-
rière fut si courte, avait été reçue danseuse en double en 1777, aux gages de
i,$oo livres. Au bout de deux ans, elle est arrivée au rang de « remplacement «
à 2,000 livres d'appointements : elle était la deuxième de cette classe et n'avait
devant elle que M"'' Dotival, lorsqu'elle vint à mourir. Il ne la faut pas con-
fondre avec une autre M"= Duraesnil, reçue comme danseuse en double en 1772
et qui se retira en 1777, l'année même de la réception de Cécik-. (^Registre des
Archives de l'Opéra )
UN ROI DE COULISSES iq
faire des vers, — en attendant mieux, — grâce au
concours discret de l'abbé Le Beau de Schosne *.
Tout de'vot et marié qu'il fût, La Ferté ne tarda pas
de retourner à son vomissement , pour employer
l'énergique expression des Mémoires secrets : il devint
amoureux de M"*^ Maillard, et pour faire valoir sa jeune
protégée , il imagina de lui donner en chef le per-
sonnage de Didon, dans le chef-d'œuvre de Piccinni **.
Mais M™e Saint-Huberty tenait ce rôle avec un succès
éclatant, et le difficile était de l'évincer. La Ferté crut
avoir trouvé un biais : il lui écrivit qu'elle devait
éviter de se fatiguer et se réserver pour des ouvrages
plus nouveaux ; mais la grande tragédienne , qui
entendait bien ne pas céder ainsi un de ses plus beaux
succès, répondit aussitôt que sa santé lui permettait de
jouer tous ses rôles, et elle joignit à sa lettre un
certificat du médecin attestant sa parfaite santé.
Repoussé de ce côté, La Ferté se retourna vers le
ministre, et lui démontra si bien l'utilité qu'il y avait à
' Mémoires secrets, 14 avril 1782.
" 'M^' Maillard, qui devait tenir le premier rang à l'Académie de musique du-
rant toute la période révolutionnaire, depuis le départ de M'^'^ Saint-Hubertv
jusqu'à l'arrivée de M'"^ Branchu, venait d'être enlevée de droit par l'Opéra au
théâtre des Petits-Comédiens du bois de Boulogne. Elle avait débuté, le 17
mai 1782, par le rôle de Colette dans le Devin du village, puis par celui d'Aline
dans la Reine de Golconde; le 15 mai 1783, elle joua pour la première fois le rôle
à' Ariane, que M"' Saint-Huberty lui céda avec une obligeance bien mal récom-
pensée par la suite, et le 15 juillet elle représenta Armide dans Renaud. Elle
n'était encore que dans les « doubles » avec 2,000 livres d'appointements, dont
200 variables, mais, au courant de 1784, elle devenait « remplacement pour les
rôles de princesses » avec un traitement de 7,000 livres; enfin, dans le courant
de 1786, elle passait premier sujet, l'égale de M"=^= Saint-Huberty, à raison
de 7,000 livres. La marche était assez rapide, et l'on voit que La Ferté avait dû
passer par là. (Registre des Archives de l'Opéra.)
20 L OPERA SECRET AU XYIII' SIECLE
produire une nouvelle chanteuse dans Didon, que
celui-ci envoya au comité l'ordre exprès de confier ce
rôle à M"<' Maillard. Très froissée de ce passe-droit,
M'"® Saint-Huberty écrivit au comité qu'une indispo-
sition subite l'empêchait de paraître en scène, que ce
malaise durerait probablement très longtemps et que
cette révolution subite arrivée dans sa santé l'obligeait
de demander son congé définitif pour Pâques prochain.
Cette pique d'amour-propre mit en émoi tout le tripot
lyrique, et l'on assurait que M. de Breteuil et La Ferté,
irrités d'être tenus en échec par une chanteuse , lui
avaient certifié qu'elle avait tout juste huit jours pour
se déterminer et revenir de sa bouderie, mais qu'après
ce délai passé, ses velléités de retraite seraient jugées
définitives.
Le rédacteur des Mémoires secrets retarde sensible-
ment en ne racontant cette querelle que le 23 février,
car elle datait du commencement du mois. Les lettres
échangées h ce propos entre le ministre, l'intendant
des Menus et la chanteuse, sont conservées aux
Archives nationales* et elles sont presque toutes du
5 février 1784. Elles ne nous apprennent d'ailleurs
rien de nouveau ni de piquant, sinon que La Ferté
était à peu près dans son droit en voulant faire jouer
M""^ Maillard, car les règlements ordonnaient que les
doubles joueraient tous les rôles, après la dixième,
représentation, sans que les acteurs en premier pussent
s'y opposer. Quant à la prétention soulevée par Mar-
montel, à l'instigation de la Saint-Huberty, de faire
* Ancien régime. O i, 634.
UN ROI DE COULISSES 21
répéter sa nouvelle interprète en particulier, elle était
tout à fait insoutenable, non-seulement parce que
jamais auteur n'avait eu cette prérogative, mais aussi
parce que M"" Maillard , ayant répété trois ou quatre
fois en place de la Saint-Huberty et l'ayant vue jouer
une vingtaine de soirs, était tout à fait en état de tenir
le rôle. Une de ces lettres est pourtant bien curieuse
en ce qu'elle montre combien la cour, voire la reine,
prenait de part à ces rivalités de coulisses , et
comment La Ferté se voyait obligé de défendre sa
nouvelle favorite jusqu'au pied du trône.
Pour mettre sous vos yeux, Monseigneur, toutes les
prétentions ridicules de cette actrice et que j'ose assurer
destructives de l'Opéra, je les réunis cy-joint avec les
articles à côté des règlements qui peuvent faire le
fondement de votre décision ; car il est indispensable,
vu l'état des choses, que vous en donniez une. J'ay
imaginé que cette forme de vous présenter cette affaire
seroit plus précise et qu'elle vous mettroit peut-être,
Monseigneur, dans le cas d'en conférer avec la Reine,
car il paroîteroit très important que Sa Majesté pût
être véritablement instruite des difficultés toujours
renaissantes qui s'opposent au bien que l'on voudroit
faire ; cela détermineroit peut-être à nous écouter et
moins gâter ces sortes de sujets ; je ne vous cacherai
pas même. Monseigneur, qu'il paroît, suivant ce que le
S"" Gardel prétend, que la Reine lui a fait l'honneur
de lui dire, qu'elle n'a pas grande opinion de la
D'^° Maillard. Vous seul, Monseigneur, pouvez (sans
paroître instruit de cela) faire sentir que cette jeune
actrice est dans ce moment-cy le seul sujet d'espérance
en femme pour l'Opéra, et que c'est ce qui excite la
jalousie de la dame Saint-Huberty, et qu'il seroit très
22 l'opéra secret AU XVIIl^ SIECLE
fâcheux qu'on ne lui procura pas les moyens de se
former, vu les difficultés de cette première actrice, sur
laquelle on ne peut même trop compter, ainsi que
vous aviez pu le remarquer par quelques termes assez
e'quivoques de sa lettre et par les mots année de grâce
qui sont très soulignés. J'avois prévu. Monseigneur,
tout ce qui arrive, quand j'ai vu que l'on s'empressoit
de la gâter à Fontainebleau; j'ose croire qu'il n'y a
point de sacrifice auquel on ne doive se déterminer
pour prévenir la destruction totale de la machine,
plutôt que de céder ainsi aux fantaisies de la dame Saint-
Huberty, qui doit suivre les règlemens comme les
autres et remplir ses engagemens ; elle seroit fort
embarrassée de trouver ailleurs ce qu'elle a à Paris, et
le public, instruit de ses mauvaises difficultés, ne seroit
pas pour elle, et il oublie bientôt ceux qui le quittent
ou qu'il perd, nous l'avons vu à la retraite des grands
sujets; aujourd'hui il ne pense pas au sieur Vestris*.
Le ministre, adoptant l'avis de La Ferté, répondit
quatre jours après « qu'il ne fallait rien changer au
règlement ». Cet arrêt laconique portait le coup de
grâce aux tentatives de révolte de M"' Saint-Huberty,
qui dut effectivement céder le rôle de Didon à son
ancienne protégée, devenue sa plus redoutable rivale.
Tout marchait donc au gré de La Ferté, lorsqu'un
accident vulgaire , un faux pas , vint arrêter pour
quelque temps le cours des succès de M"^ Maillard.
0 Je vous prie, écrit-il au secrétaire du ministre, dé
vouloir bien prévenir M. le baron de Breteuil, que
malheureusement on ne donne pas aujourd'hui
' Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre de La Ferté au mi-
nistre, du 6 février 1784.
UN ROI DE COULISSES 2D
Chimène, ce qui est très malheureux pour M. Sac-
chini , M™e Saint-Huberty se disant enroue'e. On ne
peut pas non plus donner Didon^ M. de Vermonde ayant
défendu à la demoiselle Maillard qui est tombe'e et qui
a été saignée, de jouer...* » Un rhume d'un côté, une
chute de l'autre, excellentes conditions pour équilibrer
les chances contraires de Sacchini et de Piccinni.
Questions de discipline ou questions d'argent, telles
étaient les deux préoccupations constantes de La Ferté,
car si plusieurs des sujets étaient incorrigibles, comme
M"<= Dorival , d'autres étaient insatiables , comme
M"es Levasseur et Guimard, et ce n'était pas une pe-
tite affaire que de toujours punir ou gronder, de toujours
donner ou marchander. Voici, par exemple, M''^ Do-
rival qui arrive un soir pour danser en état d'ébriété
complète. On eut toutes les peines du monde à
combiner le spectacle d'autre façon pour se passer
d'elle, et La Ferté la fit immédiatement conduire en
prison, puis il appela l'attention du ministre sur ce
scandale et lui conseilla de faire un exemple. « Vous
avez fort bien fait de prendre des mesures nécessaires
pour faire punir la demoiselle Dorival de sa crapule et
de son manquement à ses devoirs, lui répond M. de
Breteuil le i6 janvier 1784. Je la ferai retenir au
moins huit jours en prison et je chargerai M. Lenoir
de lui faire sentir tout le mécontentement que j'ai
de sa conduite **. » Pour le lui faire mieux sentir.
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre de La Ferté à M. Co-
myn, du 20 février 1784.
•* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626 et 634.
24 L OPERA SECRET AU XVIII* SIECLE
Lenoir la mit au secret avec seule faculté' de voir sa
mère, sa tante et ses principaux parents, mais, « sans
qu'elle pût se divertir avec des étrangers * ». Précau-
tion judicieuse en un temps où les actrices ainsi
incarcérées faisaient bonne chère et menaient joyeuse
vie en prison avec leurs amis, gens de lettres ou riches
seigneurs, qu'elles conviaient à ces fêtes entre quatre
murs pour narguer les sévérités de l'administration.
Quelques années auparavant, la même danseuse
s'était déjà fait enfermer pour avoir manqué de respect
en plein théâtre au maître de ballet, au glorieux Diou
de la danse, a l'incomparable Vestris. Celui-ci avait
obtenu une lettre de cachet contre elle, mais la rebelle
s'était cachée pour n'être pas prise, puis elle avait
procédé judiciairement contre son supérieur. Lasse
enfin de garder la retraite, elle s'était constituée pri-
sonnière, tout en promettant d'exposer son persécuteur
aux risées du public dans un mémoire rédigé tout ex-
près : celui-ci était déjà en butte au mécontentement
des spectateurs qui le couvraient de huées dès qu'il
entrait en scène. M"^ Dorival ne resta en prison que
deux heures ; elle reparut le dimanche i8 août au
milieu d'applaudissements sans fin, tandis que Vestris
tenait tète à l'orage avec sa vanité imperturbable et
dansait comme un Dieu **.
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626 et 634.
" Mémoires secrets, 17 et 21 août 1776. Cette aventure a été absolument défi-
gurée par les inventions romanesques de Castil-Blaze. — Aussi peu convenable
à l'église qu'au théâtre, M"= Dorival, et aussi Vestris, comme la plupart des
artistes de l'Opéra, se fit remarquer par l'inconvenance de sa tenue et par ses
agaceries au service pour le repos de l'âme de Carlin, organisé en grand pompe
par les Comédiens italiens dans l'église des Petits-Péres. Les artistes de la
UN ROI DE COULISSES 25
Danseuse aimée et applaudie, mais très décide'e et
fort éprise de boisson, M"' Dorival était une des filles
de l'Opéra qui causaient le plus de tracas à l'intendant
par son caractère insoumis et malicieux. Trois mois
auparavant, La Ferté, se trouvant à Fontainebleau
avec une partie des artistes de l'Opéra, dont M"° Do-
rival, pendant le séjour de la cour, écrivait au ministre
Amelot, resté jusqu'alors à Paris, le 24 octobre ijSS :
« Autre discussion. Monseigneur, la demoiselle Dorival
est venue samedi dernier me subtiliser un billet de
voiture avec relais, en me disant qu'elle devoit se trou-
ver à une répétition. Non-seulement M. Gardel vient
de me dire qu'il n'en avoit point annoncé, mais même
qu'elle n'avoit pas voulu faire son service à l'Opéra ;
elle a maltraité fort le commis du bureau des voitures,
ainsi que les gens des Menus, voulant exiger des distri-
butions de gazes et rubans, dont elle n'avoit pas besoin ;
elle a manqué empêcher un ballet ici : c'est une mau-
vaise tête et qui, de plus, dit-on, étoit yvre... *. »
Insubordination d'une part , course à l'argent de
l'autre, chacun voulant s'amuser autant que son cama-
rade et gagner davantage. M"" Rosalie Levasseur, par
exemple, qui était alors au déclin de sa brillante car-
rière, mais qui faisait encore la pluie et le beau temps
Comédie française, au contraire, se tenaient avec une convenance parfaite, et les
dames ne détournaient pas les yeux de grands livres tout neufs achetés pour la
cérémonie. Quant à messieurs et dames de la Comédie italicnns, représentant le
deuil, ils étaient trop accoutumés à aller à l'église pour ne pas s'y comporter en
bons catholiques, ajoute le choniqueur avec une pointe de raillerie dédaigneuse.
Ç Mémoires secrets, 28 septembre 1783.)
* Archives nationales. Ancien régime. O i. 651.
2b L OPKRA SECRET AU X V M l" SIECLE
à rOpéra, grâce à la protection du comte de Mercy-
Argenteau, ambassadeur de l'Empire, prétendait qu'il
fût fait exception en sa faveur aux règlenients sur les
traitements des artistes et qu'on lui accordât des prix
exceptionnels. Elle allait pourtant de'clinant d'une fa-
çon assez sensible, tandis que M™^ Saint-Huberty
gagnait en faveur et en talent, et La Perte' écrivait
certain jour au ministre : « Je ne puis vous cacher,
Monseigneur, que le public malmène beaucoup M"<= Le-
vasseur ; elle a reparu dans Iphigénie, et, en effet, l'on
ne lui trouve plus de voix, et M. l'ambassadeur... de-
veroit bien lui donner un conseil. »
L'ambassadeur donna, en effet, un conseil, mais dans
le sens contraire aux vues de La Ferté, qui écrivait au
ministre le 14 janvier 1784: « Monseigneur, M"<= Le-
vasseur m'a envoyé demander ce matin à huit heures
un rendez-vous ; je l'ai en conséquence attendue, ne
doutant pas que M. l'ambassadeur ne lui eût dit qu'il
m'avoit rencontré hier chez vous ; en effet, elle m'a
dit qu'elle avoit appris que M. l'ambassadeur (qui,
a-t-elle ajouté, étoit de tous les tems votre ami) vous
avoit fait une demande pour elle et remis un mémoire,
mais qu'elle ignoroit absolument ce que contenoit le
mémoire et l'objet de la demande, que sans cela elle
m'auroit prié de l'appuyer auprès de vous ; j'ay crû
devoir feindre d'ignorer ce qu'elle désiroit, et pour ne
pas la mettre dans le cas de me faire connoître ses pré-
tentions, je me suis retranché en compliments vagues,
en lui disant que j'avois été hier à Versailles unique-
ment pour m'informer de votre santé, que j'avois ren-
contré chez vous M. l'ambassadeur qui vous avoit
UN ROI DE COULISSES 27
même trouvé fort occupé à travailler, et que j'avois
saisi le moment où il sortoit pour avoir l'honneur de
vous faire ma cour un instant ; c'est ainsi que j'ai crû
devoir répondre à sa petite supercherie, et nous nous
sommes séparés après avoir parlé beaucoup de l'Opéra
et de la vie retirée qu'elle m'a dit mener * »
Il était impossible de refuser quoi que ce fût, même
un passe-droit flagrant, à un homme de l'importance
de Mercy-Argenteau. M. de Breteuil le comprit sans
peine et répondit aussitôt à La Ferté : « Je suis dans
la nécessité et le désir de faire ce qui plaira à M. le
comte de Mercy dans l'objet qui intéresse la demoiselle
Levasseur. » Donc, marché conclu entre le ministre et
la chanteuse, qui obtint un traitement particulier sous
promesse de le tenir secret, afin de ne pas donner à
quelque autre artiste envie d'en demander autant. La
Ferté écrivait à ce propos au ministre, le 6 février :
« Dans la position actuelle des choses, fort fâcheuse
pour l'Opéra, et fort ennuyeuse pour vous. Monsei-
gneur, je crois que vous penserez qu'il est très impor-
tant que les arrangements à faire pour la demoiselle
Levasseur soient absolument ignorez ; et que les i,ooo
livres soient sur le trésor royal. M*** exigeant la parole
d'honneur de cette actrice de n'en jamais parler à per-
sonne ; car non-seulement la dame Saint-Huberty
demanderoit peut-être le quadruple, mais encore tous
les autres sujets qui se regardent comme nécessaires
en feroient autant. Cette affaire donc, pour éviter de
dangereuses conséquences, et affligeantes peut-être pour
• .archives nationales. Ancien rcgiaiî. O i, 6,6.
28 l'opéra secret au XVIII" SIÈCLE
vous-même, Monseigneur, exige beaucoup de discré-
tion de la part de la demoiselle Levasseur. J'espère que
vous me pardonnerez ces conseils, comme une suite
de mon respectueux attachement pour vous et du de'sir
que j'ai que vous puissiez jouir, s'il est possible, de
quelque tranquillité dans une pareille administra-
tion *. »
M"° Levasseur une fois satisfaite, il semblait qu'on
pût vivre en paix et que cette première atteinte aux
règlements ne dût pas tirer à conséquence. Mais l'ar-
gent n'était pas tout ce que désirait M"" Levasseur
dans cette augmentation, c'était aussi la satisfiiction de
se dire et de faire comprendre à autrui qu'elle était
bien la première par le talent comme par les émolu-
ments. Et comment le faire deviner sans laisser à en-
tendre qu'elle était traitée sur un pied exceptionnel et
que les règlements de l'Opéra n'étaient pas faits pour
une chanteuse de sa valeur ?
Moins de deux mois après, M"" Guimard, qui devait
bien avoir appris ou deviné la chose, faisait une de-
mande analogue, et La Ferté écrivait au ministre le
3 avril 1784: «Monseigneur, j'ai l'honneur de vous
envoyer ci-joint la copie d'une lettre que j'ai reçue de
M"° Guimard et qu'il seroit à désirer que vous eussiez
la bonté de parcourir, pour que je puisse recevoir vos
derniers ordres avant votre départ. Il paroît que tout '
le monde est alarmé de la crainte de perdre M"« Gui-
mard. M. Lenoir, chez lequel je viens de dîner, m'en
a môme parlé, et il lui scmbleroit juste qu'on lui don-
• Archives nationales. Ancien régime. O i, 636.
UN ROI DE COULISSES 29
nât quelque satisfaction, en lui promettant de lui ac-
corder les 1,000 livres de plus de pension qu'elle de-
mande pour le tems de sa retraite ; mais à condition
toutefois qu'elle n'en parleroit pas, pour que cela ne
tirât pas à conséquence. Ainsi il faudrait qu'elle gar-
dât le même secret que M"« Levasseur *. »
Une fois entamée, cette série de passe-droits mal
cachés ne devait pas s'arrêter de sitôt : une injustice en
amenait une autre, et l'on dut accorder bientôt à Ves-
tris, à M'"° Saint-Huberty, à maint autre ce qu'on
avait accordé d'abord à Rosalie Levasseur et à la Gui-
mard. Le règlement n'existait plus que pour être éludé
ou violé, toujours sous le sceau du secret et avec des
précautions infinies qui ne trompaient personne et
n'empêchaient personne de réclamer bientôt la même
faveur.
Du reste, la position de La Ferté était assez délicate
et il avait parfois des choses peu flatteuses à trans-
mettre au ministre. Dans telle affaire qui causa une
grande fermentation à l'Opéra, pour la retraite de Le-
gros par exemple, il se passait dans le comité des scènes
assez irrévérencieuses que La Ferté se voyait forcé de
raconter au ministre, en lui conseillant même de faire
comme s'il n'en savait rien. Lorsqu'il s'agit de la re-
traite de Legros, Amelot et La Ferté se trouvaient en
opposition violente avec le comité, parce qu'ils vou-
laient décider le célèbre ténor à rester encore un an à
rOpéra. La Ferté avait même été assez adroit pour
faire écrire une lettre par laquelle quelques membres
* Archives nationales. Ancien régime. O 1,636.
3o l'opéra secret au XVIII* SIECLE
du comité, dont Gardel, demandaient a Legros de vou-
loir bien continuer ses services à l'Opéra, et une autre
à Morel, par laquelle les mêmes personnes priaient cet
intrigant de vouloir bien assister non plus à une séance
du comité, mais à une assemblée générale de tous les
artistes copartageants, convoquée par ordre du ministre
pour s'occuper de cette importante affaire : le départ
ou la rentrée de Legros. C'est là l'origine du pouvoir
de Morel ; les artistes avaient introduit le loup dans la
bergerie en le priant de venir les espionner. Il n'avait
pas en effet d'autre tâche à remplir, comme il appert
de cette phrase d'une lettre adressée à La Ferté par le
ministre, le 20 avril 1783 : « Remerciés, je vous prie,
M. Morel du narré qu'il a pris la peine de me faire de
ce qui s'est passé à l'assemblée et de la complaisance
qu'il a eu de s'y trouver et de pérorer tant de mauvaises
têtes. »
En priant Legros de rester encore un an à l'Opéra,
La Ferté semblait donc accéder aux vœux exprimés
par une partie du comité, vœux qu'il avait eu soin de
faire rédiger par la plume experte de Lasalle. Aussi
écrivait-il aux artistes le 16 avril 1783 : « Je vous an-
nonce, messieurs, que d'après la lettre que vous avés
écrite à M. Legros et que le ministre n'a pu qu'approu-
ver vis-à-vis un des plus anciens de vos camarades,
M. Amelot l'a enfin déterminé hier à faire encore l'essai
de ses forces et de son zèle pendant cette année, en lui
accordant néanmoins un congé pour aller aux Boues
de Saint-Amand. M. Amelot espère que sa santé lui
permettra de chanter quelquefois cette année, ce qui
assurera d'autant plus le service pendant le voyage de
UNROIDKCOULISSKS 3l
Fontainebleau. » Au reçu de cette nouvelle, les mem-
bres les plus ardents du comité, qui jouaient au direc-
teur depuis un an qu'ils étaient parvenus à faire par-
tir Dauvergne, et qui se montraient très jaloux de
leurs prérogatives directoriales, imaginèrent ou firent
semblant de croire qu'en décidant Legros à rester au-
delà du temps normal, le ministre et l'intendant des
Menus avaient pour but caché de l'élever peu à peu à
la place de directeur avec le susdit Morel. Cette idée
seule causa un indicible émoi parmi les artistes du
comité ; ils entrèrent en révolte ouverte contre leurs
supérieurs, et la Guimard, qui était une des mauvaises
têtes de la troupe, alla jusqu'à écrire à La Ferté une
lettre presque injurieuse, qu'elle terminait en le som-
mant de lui faire réponse immédiate : « D'après cela,
monsieur, je vous prie de vouloir bien me donner vos
dernières intentions, et si elles sont telles qu'on me
les a assurées, recevés ma parole d'honneur que je ne
rentrerai pas et que rien dans le monde ne me fera
changer de façon de penser ; ayés autant de confiance
que j'en ai toujours eu à la vôtre. » La fermentation
devint bientôt telle, que La Ferté pria le ministre d'y
couper court en parlant ferme, c'est-à-dire en donnant
un ordre absolu. Celui-ci fit donc signifier au comité
sa volonté expresse en faveur de Legros. Mais l'effet
produit par la lecture de cette lettre fut tout autre
qu'on ne pouvait l'attendre ; La Ferté dut pourtant le
signaler à Amelot en atténuant autant que possible
l'accueil dérisoire fait à ses ordres.
« Monseigneur, lui écrit-il le 22 avril, vos réponses
ont été lues ce matin à l'assemblée. M"*" Guimard,
32 l'opéra SECRKT au XVII I^ SIECLE
Saint-Huberty, Nivelon et quelques autres se sont
levés, ont fait une grande re'vérence sans proférer un
seul mot, et successivement tout le monde s'en est allé;
M"^ Guimard a accaparé M™" de Saint-Huberty qui
n'a pas besoin de cela pour être une mauvaise tête ;
elle a eu même la malhonnêteté de proposer au S'" La
Salle de faire une délibération pour chasser M. Morel
du comité, en prétendant qu'il était cause que le sieur
Legros restoit ; heureusement qu'elle ne l'avoit dit
qu'à La Salle et bas, et il lui a répondu de même en
lui faisant sentir l'inconséquence de sa conduite, c'est
sur cela qu'elle s'est retirée sans expliquer rien et
qu'elle a emmenée avec elle M'"'' de Saint-Huberty et
les autres ; mais il faut que vous paroissiez ignorer ce
nouveau trait d'audace. Morel a bien fait de ne pas
aller à cette assemblée, dont d'ailleurs on ne l'avoit
pas prévenu. Sçavoir si le petit comité qui doit pro-
bablement se rassembler ce soir à l'ordinaire chez
M"" Guimard, quand il s'agit de s'ameuter, ne nous
fera pas paroître quelques nouveautés pour demain,
car il faut s'attendre à tout. » Voir ses ordres ainsi
tournés en ridicule, puis acceptés avec une soumission
ironique pire que l'insoumission, et se sentir contraint
de ne manifester aucune impatience contre ces inso-
lents sujets : tel était le prudent avis de La Ferté, avis
auquel le ministre se rangea non sans humiliation,
mais parce qu'il était impossible de punir une irrévé-
rence qui se traduisait par excès de politesse. « La con-
duite et les propos de M"'' Guimard à l'assemblée du
22, répond-il à La Ferté quatre jours après, ont con-
tinué d'être ridicules, je crois que le meilleur parti à
UN ROI DE COULISSES 33
prendre est de n'avoir pas l'air d'y faire attention *. »
Le ministre et l'intendant en étaient venus à leurs fins
et avaient eu le dessus, mais de quelle pauvre façon
et au prix de quelles mortifications !
Parmi les nombreux manuscrits de La Ferté, lettres,
rapports, projets, règlements, qui sont conservés aux
Archives nationales, il est une pièce d'un intérêt capi-
tal, d'abord parce qu'elle offre un tableau complet de
la troupe de l'Opéra à cette époque, ensuite parce que
les observations ajoutées après chaque nom et qui sont
de la main de La Ferté, montrent qu'il savait très bien
discerner et constater les mérites et les défauts de ses
subordonnés, lorsqu'il n'était pas en butte à des taqui-
neries ou à des révoltes incessantes, lorsque, toute con-
trariété cessant, il avait à rendre un compte sérieux de
ce qu'il fallait espérer ou craindre de chaque artiste.
Cette pièce est intitulée : Etat de tous les sujets du
chant et des chœurs de V Académie royale de musique,
avec un précis sur leurs talents et leurs services. Ce
rapport n'est ni signé, ni daté, mais l'écriture de La
Ferté est bien reconnaissable. De plus, il est facile d'en
déterminer la date, d'abord en comparant la liste des
sujets énumérés aux listes publiées chaque année par
les Spectacles de Paris, et ensuite parce que La Ferté
* Lettre du ministre à La Ferté du 26 avril 1785. Archives nationales. Ancien
régime O i, 637. — C'est dans le même registre que se trouvent les nom-
breuses pièces concernant toute cette afFaire, qu'il suffisait de résumer et dans
laquelle se trouvait aussi mêlé Dauberval, que le ministre et l'intendant vou-
laient maintenir à l'Opéra comme maître de ballets, malgré le désir par lui ma-
nifesté de s'en aller, à la grande joie de tout le clan chorégraphique, que son
départ allait faire monter d"un rang. C'est surtout contre lui que s'escrimait la
Guimard, parce qu'il s'était plusieurs fois montré favorable aux prétentions ex-
cessives de sa rivale, M"= Peslin.
34 I.' OPÉRA SECRET AU XVI II* SlÈCI. E
avait fondé beaucoup d'espoir sur l'établissement pro-
chain d'une Ecole de musique pour améliorer l'état de
l'Opéra et en faciliter l'administration. Or, c'est par un
arrêt du conseil d'État, en date du 3 janvier 1784, que
le roi, accédant aux vues du baron de Breteuil et de
M. de la Ferté, établit dans l'hôtel des Menus-Plaisirs
l'École royale de chant et de déclamation, qui devint
plus tard le Conservatoire. Double preuve que ce rap-
port date de la fin de 1783 *.
La Ferté dut le rédiger pour mettre au courant des
affaires et des artistes de l'Opéra le baron de Breteuil,
qui venait d'être nommé ministre de la maison du roi,
et il le divisa méthodiquement en deux parties : Chant
et Danse. La seconde partie est écrite toute entière
de sa main. Quant à la première, il a fait dresser par
un autre la liste de tous les artistes avec un jugement
sommaire, mais il y a joint après coup des détails plus
précis qu'il voulait transmettre en secret au ministre :
ce sont ses notes qui forment les seconds paragraphes
ajoutés à la plupart des artistes de chant. Ce rapport
est de quatre à cinq ans antérieur à celui que Dau-
vergne adressa, en août 1788, à M. de Villedeuil, qui
venait de remplacer le baron de Breteuil** : il y a donc,
' F étis se trompe dans le peu de lignes qu'il consacre à La Ferté quand il dit
que celui-ci eut d'abord, en qualité d'intendant des Menus, la direction de l'École
royale de chant fondée par le baron de Breteuil, puis qu'il administra l'Opéra
pour le compte du roi. Il avait depuis trois ans et plus l'Opéra sous ses ordres
lorsque l'Ecole fut fondée, précisément sur ses conseils, pour fournir des sujets
plus nombreux et meilleurs à l'Académie de musique. Tout ce projet est exposé
dans sa lettre et ses observations au minisire, en date du 22 octobre 1781.
(Archives de l'Opéra. Registres des Menus-'PUisirs.)
*' Ce rapport de Dauvergne, que nous avons publié pour la première fois à
la Revue de France, en février 1875, et qui a été depuis lors si souvent cité,
forme le sujet principal du chapitre suivant : l'Opéra en fjSS.
UN ROI DE COULISSES 35
entre ces deux états, un intervalle suffisant pour que
les choses aient pu changer à l'Ope'ra et qu'il y ait
intérêt à les comparer. Ils sont, d'ailleurs, fort diffé-
rents l'un de l'autre ; et si celui de Dauvergne est plus
rapide, plus amusant, plus incisif, celui de La Ferté
est plus précis et plus instructif.
CHANT
PRE.MIERS SUJETS
M"« Levasseur. — A serv'i avec succès pendant l'es-
pace de quatre ans ; ne fait presque plus rien depuis
plusieurs années et se trouve dans le cas de ne plus
rien faire désormais : ses moyens paroissent insuffisans
au genre moderne.
On ne peut dissimuler qu'elle n'ait beaucoup de
mauvaise volonté et qu'elle ne coûte même fort chère
à l'Opéra, ayant toutes sortes de prétentions pour ses
habits qui ne sont jamais assés chers ni assés riches ;
le traitement particulier de 9,000 livres qu'elle a obtenu
a non-sealement dégoûté tous ses camarades, voyant
.qu'elle ne les gagnoit pas, mais encore a fait élever les
mêmes prétentions de la part des autres sujets, ce qui
est nécessairement à charge à l'administration. Il y a
neuf mois qu'elle n'a paru sur le théâtre, elle est de-
puis 18 années à l'Opéra, mais seulement depuis la
retraite de M"« Arnoult et M"^ Beaumesnil en chef.
Si l'on lui accordoit la pension de 2,000 1. qui n'est
dû qu'au bout de 20 ans, ce seroit lui faire grâce, car
il ne lui est dû que i,5oo 1. ; mais c'est faire encore un
bon marché pour l'Opéra que de lui donner même les
2,000 1.
36 l'opéra secret au xviii' siècle
M"e Saint-Huberty. — Grande musicienne, pleine
de talent, essentielle à l'Académie : si la nature ne lui
a pas prodigué tous les moyens nécessaires, l'art a fait
un prodige en sa faveur.
Cette artiste sent trop combien elle est nécessaire à
l'Opéra faute de sujets qui puissent encore la remplacer
avec avantage ; elle a beaucoup de prétentions, elle a
de l'esprit, mais une mauvaise tête, il faut la ménager,
mais ne pas la gâter, car bientôt elle se rendroit pour
ainsi dire souveraine arbitre de l'Opéra ; il a fallu, à
l'exemple de M'*° Levasseur, lui accorder un traite-
ment particulier qui a produit un mauvais effet vis-à-
vis de ses camarades ; mais toutes ces distinctions hu-
miliantes pour les autres et ruineuses pour l'Opéra
peuvent cesser, si le ministre adopte le nouveau projet
proposé pour Pasques prochain.
M"" DuPLANT. — Sujet plein de zèle et de bonne
volonté, ayant toujours bien rempli sa place ; elle doit
beaucoup à son phisique ; elle a vingt-deux ans de
service.
Elle est d'un naturel inquiet et jaloux, les traitemens
de M"*^^ Levasseur et Saint-Huberty lui font tourner
la tête, ce qui la met dans le cas de faire souvent beau-
coup de violence ; cependant elle ne peut se dissimuler
que son genre de talent, qui est celui des mères et des
rôles à baguette , est d'un usage moins fréquent à
l'Opéra que celui des autres ; au reste, l'exécution du
projet proposé arrangeroit les affaires *.
* Le projet pour « Pasques prochain », sur lequel La Ferté revient avec com-
plaisance parce qu'il croit y trouver un remède à toutes les difficultés de la si-
tuation, était une révision, une unification de tous les règlements antérieurs
sur l'Opéra qui donnaient lieu à mille contestations. Le roi suivit ce conseil
et les refondit tous en une seule loi, datée du 15 mars 17S4, loi démesurément
longue qui prétendait prévoir et résoudre toutes les difficultés à naitre, mais
qui ne remédia à rien.
UN ROI DE COULISSES 87
REMPLACEMENTS
M"'' BuRET. — Une belle voix, de la méthode dans
son chant ; mais point d'intelligence musicale, point
de grâces au théâtre, gauche dans ses mouvements ;
plus faite pour chanter au concert que pour jouer un
rôle sur la scène lyrique, elle fait craindre qu'elle ne
pourra jamais devenir une grande actrice.
Le désir d'être utile la rend inquiète, tourmentante
et chagrine ; cependant l'on pense qu'il faut encore en
essayer, mais à la condition expresse qu'elle se con-
tentera de jouer ce que l'on lui dira, et alternative-
ment avec la demoiselle Maillard, sans aucune préémi-
nence d'ancienneté.
M"® Maillard. — Jeune sujet ayant tous les moyens
naturels ; une voix charmante, de la jeunesse, de la
figure, enfin toutes les dispositions nécessaires pour
remplacer avec succès M"« Saint-Huberty ; mais elle
se livre plus à la dissipation qu'au travail ; elle est
assés jeune cependant pour faire espérer qu'elle sera
un jour un premier talent.
Il faudroit, en outre, un autre jeune sujet dans ce
genre, et cela n'est pas facile à trouver ; on ne peut
l'espérer que de l'établissement de l'école proposée.
M"* JoiNViLLE. — Une belle voix, un beau phisique,
propre à remplacer M"e Duplant ; mais un peu lâche,
paresseuse, manquant d'émulation, cependant capable
de bien faire avec de la bonne volonté.
DOUBLES
M"e Chateauvieux. — Une belle voix pour les grands
accessoires, comme prêtresse^, divinités dans la gloire;
38 l'opéra secret au xviii» siècle
mais peu suffisante aux grands rôles ; d'ailleurs fort
utile à l'Académie.
M'i® AuDiNOT. — Peu de voix, mais fort intelligente
pour les rôles d'amour, de jeune bergère : très adroite
à la scène.
M"« Gavaudan l'aînée. — Une jolie voix propre
pour les petits airs, mais insuffisante aux grands rôles ;
manquant d'aptitude à la scène.
M"e Gavaudan cadette. — Jeune sujet d'espe'rance ;
une jolie voix propre aux rôles de princesse et de ber-
gère ; mais elle se livre plus à la dissipation qu'au
travail.
CORYPHÉES
M"« GiRARDiN. — Peu de moyens : mais sujet néces-
saire pour les confidentes et coryphées ; toujours de
bonne volonté.
Mlle Tannât. — Une bonne voix pour les rôles de
haine ; aussi nécessaire pour les confidentes et les
coryphées.
M'io DoLÉMiE. — Sujet propre à l'ariette, mais ne
laissant aucun espoir sur son utilité pour la scène.
M"^ Rosalie. — Point de voix, mais supportée dans
les suivantes et coryphées.
M"6 Lebœuf. — Peu de moyens, peu de voix, chan-
tant cependant l'ariette avec assés d'adresse ; mais peu
utile à l'Académie, étant hors d'état de faire un rôle
quelconque.
M"'' Candeille. — Grande musicienne mais man-
quant absolument de moyens du côté de la voix ; il
est même évident qu'elle n'en aura jamais. Son phi-
sique et son talent comme musicienne font regretter
qu'elle ne puisse jamais être d'aucune utilité à l'Aca-
démie.
U N ROI HK cour. ISSF.S ùg
PREMIERS SUJETS
M. Larrivée. — Grand sujet qui compte de longs et
grands services : il est fait pour servir encore de mo-
dèle à ses jeunes successeurs ; mais il est un peu trop
cher relativement au traitement des autres sujets.
Il a un traitement de i5,ooo 1. outre la jouissance
de sa pension de l'Opéra, qui a été portée à 3,ooo 1.,
vu trente ans de service dans les premiers rôles, ce
qui est sans exemple ; il est encore pour trois ans à
l'Opéra.
M. Lainez. — Bon sujet, plein de zèle et d'ardeur
pour son état ; si la nature lui a refusé une belle voix,
on en est bien dédommagé par son intelligence et son
talent comme acteur.
Il est très intéressé, par conséquent inquiet et diffi-
cile à conduire, les traitements particuliers des autres
lui donnent beaucoup d'humeur, mais cela peut s'ar-
ranger à Pasques.
REMPLACEMENTS
M. Chéron. — Jeune sujet fait pour occuper la
première place. Bon musicien, une très belle voix,
enfin l'espoir de l'Opéra, si la jeunesse et la dissipa-
tion lui permettent de se livrer à son état.
Il sent l'utilité dont il peut être et ce ne sera qu'en
le bien traitant à Pasques qu'on peut conserver l'espoir
de le conserver.
M. Lays. — Jeune sujet plein de talent comme chan-
teur ; bon musicien, ayant beaucoup d'intelligence pour
la scène. Il est dommage que son phisique ne réponde
pas à la capacité qu'il montre pour son état.
40 LOFERA SECRET AU XVIII^ SIECLE
Mais malgré cela il est d'une nécessité indispensable,
et ce n'est qu'en augmentant son traitement à Pasques
qu'il consentira à rester.
M. Rousseau. — Jeune sujet : une charmante voix ;
bon musicien ; faisant des progrès sensibles comme
chanteur et comme acteur.
Il ne restera qu'en augmentant son traitement à
Pasques, il faudrait nécessairement encore un sujet de
ce genre.
M. MoREAU. — Sujet très utile, plein de zèle et d'ar-
deur ; s'il n'a pas les moyens nécessaires pour parvenir
au premier rang, au moins il est essentiel pour le
maintien du service.
DOUBLES
M. Chardiny. — Excellent musicien ; peu de talent
comme acteur ; mais toujours prêt à remplacer au pre-
mier besoin.
M. DuFRENOY. — Jeune sujet, encore bien novice,
mais musicien et fort nécessaire dans les cas urgents.
M. Martin. — Jeune sujet propre aux petits rôles et
aux coryphées.
COMPOSITEURS
M. GossEc. — Habile compositeur; auteur de plu-
sieurs ouvrages pleins de mérite.
Mais peu propre pour conduire l'Opéra, ayant trop
de douceur, beaucoup de timidité ; mais on peut lui
trouver une place oîi il puisse être véritablement plus
utile, et même plus agréable pour lui.
UN ROI DE COULISSES 4I
MAITRES DE MUSIQ.UE
M. De La Suze. — Maître de musique pour les
rôles, les chœurs et l'action théâtrale.
Plein de zèle et d'intelligence, mais un peu sujet h
prévention.
M. Rey. — Maître de musique de la chambre du
Roi, et maître de l'orchestre à l'Opéra, habile homme
et de la plus grande utilité pour les spectacles de la
cour et ceux de Paris, considéré des musiciens qui
exécutent sous ses ordres, mais un peu vif *.
M. Parent. — Maître de musique peur les écoles.
Si le projet d'école est agréé, on aurait le moyen de
le rendre plus utile.
M. Méon. — Maître de musique pour le solfège.
Idem **.
DANSE
DANSEURS
M. Gardel l'Aîné, maître des ballets. — Bon sujet,
ayant du talent, du zèle et de l'activité, mais peut-être
un peu trop dispendieux, ce qui est une suite de son envie
de faire briller ses ballets et de sa trop grande com-
* Rey avait été oublié par le rédacteur de l'état. Son nom est ajouté en renvoi
et tout ce qui le concerne est écrit par une main étrangère ; on dirait l'écriture
de M. CorajTi, secrétaire du baron de Breteuil.
** Inutile, il nous semble, de reproduire la liste des vulgaires choristes. Après
chaque nom se trouve simplement la mention : bon, excellent ou médiocre
sujet, et il n'y a aucune remarque de la main de La Fené.
42 I. OPÉRA SECRET AU XVIII' SIECLE
plaisance pour faire danser tous les premiers sujets
dans les opéras et leur procurer par là plus de feux ;
cela occasionne donc une dépense considérable pour le
payement des honoraires des sujets, mais encore une
bien plus conséquente pour les habits.
M. Gardel Cadet, premier danseur sérieux. — Ex-
cellent sujet, bon travailleur, d'une santé faible ; il se
trouve humilié de ce que le sieur Vestris fils qui ne
danse que le second genre a obtenu une gratification
annuelle de 4,800 francs ; il paroit qu'il sollicite le
même traitement, et il se fonde sur ce qu'il a refusé
un établissement très avantageux que le Roi d'An-
gleterre lui ofîroit pour le fixer auprès de ses enfants,
cela est vrai ; au reste si les projets pour Pasques sont
adoptés, il y a lieu de croire que le sieur Gardel sera
satisfait. Il n'y a pas malheureusement de double à
l'Opéra, en état de le seconder.
M. Vestris Fils, premier danseur demi-caractère et
comique. — On connoît son talent, il est à désirer
qu'il dure longtemps, il sçait trop combien il est agréa-
ble au public, il a forcé la main pour obtenir un traite-
ment particulier en gratification annuelle de 4,800
francs ; et en outre, trois congés en six ans pour aller
dans les pays étrangers danser chaque fois pendant
plus de six mois ; il jouit actuellement de son second
congé ; en général il est comme tous les Vestris, fort
difficile à manier et a besoin que de tems en tems on
le tienne ferme.
M. Nivelon, premier danseur demi-caractère. — Il
a du talent, mais il croit en avoir beaucoup plus encore,
il a les mêmes prétentions à avoir un traitement par-
ticulier ; on a été obligé, pour le conserver, de lui
accorder une place de premier danseur, avec deux con-
gés, à prendre dans les années où le sieur Vestris ne
prendra pas le sien ; en général il a peu de zèle et est
difficultueux, il a besoin d'être contenu.
UN ROI DE COULISSES 43
M. Favre, remplacement du sieur Gardel dans le
genre sérieux. — Il a plus de zèle et de bonne volon-
té que de talent, mais faute de mieux, c'est un sujet
très utile.
M. Laurent, danseur comique. — Il a de la légèreté,
beaucoup d'exécution, mais il est bas et d'ailleurs d'un
physique très ignoble.
M. Lefèvre, danseur comique. — Il a du talent,
mais peu docile et d'une conduite assez équivoque.
M. Huard, danseur en double. — Danseur lourd,
mais utile.
M. Frédéric, Idem. — Il peut acquérir du talent, il
est jeune et a de la légèreté.
DANSEUSES
D"^ Guimard, première danseuse de demi-caractère.
— Tout le monde connoît son talent, elle a l'air encore
très jeune au théâtre, si elle n'a pas une grande exé-
cution pour la danse, elle a en récompense beaucoup
de grâce, elle est très bonne pour les ballets d'action
et pantomime ; elle a beaucoup de zèle et travaille
beaucoup, mais elle est d'une dépense immense pour
l'Opéra, où ses volontés sont suivies avec autant de
respect que si elle en étoit directrice ; à son exemple,
les autres danseuses exigent des habits et des renou-
vellemens fort chers ; M"»^ Guimard ayant sçu qu'il
avoit été accordé un traitement particulier de 4,800
francs au sieur Vestris, a exigé la même chose, il lui
a été accordé en faveur de ses anciens services.
D"« Peslin, première danseuse comique. — Elle est
hors de combat, ce n'est que par complaisance pour
M"«s Saint-Huberty et Guimard que l'on l'a conservé
depuis deux ans, mais elle est prévenue qu'elle doit se
retirer à Pasques prochain.
44 l'opéra secret au xviii* siècle
M'^" DoRiVAL, premier remplacement dans le demi-
caractère. — Elle a du talent, mais elle l'a beaucoup
ne'gligé pour ne s'occuper que de son plaisir, cepen-
dant elle a plus travaillé depuis quelque tems ; en gé-
néral c'est une mauvaise tête, elle a beaucoup de
caprice ; si elle veut travailler, elle est faite pour
remplacer la demoiselle Guimard, surtout dans la pan-
tomime.
M"^ DoRLÉ, remplacement dans le genre sérieux. —
C'est une danseuse qui est remplie de bonne volonté,
qui travaille tous les jours, le sieur Vestris est son
maître ; mais elle est aujourd'hui tout ce qu'elle sera
jamais ; elle sera toujours utile dans la place de rem-
placement qu'elle occupe et même l'on croit pouvoir as-
surer qu'elle y remplira bien son devoir, et même avec
quelque agrément vis-à-vis du public, mais il seroit
malheureux que, faute d'autre sujet, l'on fût obligé de
lui confier la première place de première danseuse du
genre sérieux.
Mlle DupRÉ, danseuse de demi-caractère. — L'on a
fait venir cette danseuse de Naples, où elle occupoit
la première place, elle a beaucoup réussi à l'Opéra,
mais sa taille n'est pas très avantageuse pour la pre-
mière place du genre sérieux où elle prétend ; elle est
actuellement absente pour aller remplir un engage-
ment pour le carnaval, qu'elle avoit à Milan et à Turin,
elle doit revenir vers le i 5 février ; on décidera à Pas-
ques de son sort, mais il seroit à désirer que l'on
ne disposa pas encore de la première place, et que l'on
attendit h l'année suivante pour voir s'il ne se présente-
roit pas quelques sujets qui auroient plus de disposi-
tion pour remplir cette place.
M"^ Gervais, danseuse comique. — La place de la
demoiselle Peslin lui est assurée pour Pasques, et c'est
justice ; cette danseuse est remplie de zèle, elle est
infatigable, ne se refuse à rien et danse au besoin tout
UN ROI DE COULISSES 45
ce que l'on veut, et même plusieurs actes dans un
opéra.
L'on ne parlera point ici des danseurs et danseuses
des ballets, qui sont en grand nombre, il y a des chan-
gemens à faire à cet égard à Pasques prochain, soit en
donnant la pension de retraite à ceux qui l'ont gagnée
par leurs anciens services, et qu'on ne peut leur refu-
ser, soit en congédiant ceux ou celles dont les services,
faute de talent, sont inutiles à l'Opéra *.
L'Opéra était encore, à la fin du siècle dernier, le
refuge légal de toutes les filles ou femmes qui voulaient
échapper à l'autorité paternelle ou maritale. Filles du
magasin^ tel était le nom des demoiselles du chant et
de la danse; qui, n'ayant pas encore achevé leurs études,
figuraient sur la scène avant d'être engagées. Dès
qu'elle était inscrite au magasin, une fille ou une fem-
me, si jeune fût-elle, ne dépendait plus de sa famille,
et l'autorité du père, de la mère, du mari, s'arrêtait
au seuil de ce lieu d'immunité d'où la jeune indépen-
dante pouvait sortir sans aucun risque d'être inquiétée,
et où elle pouvait se faire admettre par la simple rai-
son qu'elle voulait se rendre libre ; ni les moyens, ni
le talent , ni même l'espoir d'en acquérir un jour,
n'étaient nécessaires pour motiver ces inscriptions tout
à fait arbitraires.
Cet asile toujours ouvert au plaisir, cet encourage-
ment perpétuel au libertinage, derniers vestiges des
beaux jours de la Régence et du siècle passé, commen-
Archives nationales. Ancien régime. O r, 650.
46 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE
çaient bien à choquer un peu les esprits moins corrom-
pus de la cour de Louis XVI. Le roi lui-même ne
voyait pas sans regret cet abus se prolonger, mais telle
était la force de ce privilège et de cette tradition, qu'il
était presque impossible de les abolir autrement que
par un violent cataclysme. Tout au plus l'administra-
tion pouvait-elle en atténuer le scandale et labus en
examinant de près les raisons invoquées par telle ou
telle requérante.
Les placets ne diminuaient pas, et sans même parler
de celles qui ne venaient chercher à l'Opéra que la
liberté du plaisir, bien des filles persécutées ou des
épouses malheureuses préféraient l'Opéra au cloître et
demandaient simplement la grâce de n'être plus mal-
traitées. La Ferté écrivait au ministre, le 17 avril lySS :
« On a pris des renseignements au sujet de la demoi-
selle Faure ; M. Quidor, exempt de police, la connoît,
et il pourra avoir l'honneur de vous en donner des dé-
tails particuliers. Au reste il paroît que c'est une bâ-
tarde d'un officier de chez le roy ; on prétend que son
père qu'elle renie veut la contraindre à vivre chez une
maîtresse qui, dit-on, ne fait pas d'ailleurs un trop joli
commerce, et que l'on prétendoit aussi tirer parti de
la petite demoiselle. Tout cela peut être faux, mais M.
Quidor peut vous donner, Monseigneur, de plus grands
éclaircissements. Il est vrai qu'elle s'est présentée au
magazin ; on m'a ajouté aussi que le père avoit été
dans plusieurs maisons faire le pleureur. » A quoi le
ministre répondait le lendemain : « Comme j'ai envoyé
le mémoire de M. Dufort à M. Lenoir, il me donnera,
sans doute, les éclaircissemens qu'a pris le sieur Quidor
UN ROI DE COULISSES 47
sur sa fille *. » Il résulte de cette dernière phrase que
dans le cas présent, c'était le père qui voulait recon-
quérir sa fille réfugiée à l'Opéra, ou sur le point d'y
être admise : la petite avait du sens puisqu'elle préfé-
rait garder pour elle ce qu'elle gagnait plutôt que de le
livrer à son père ou à cette honorable dame.
La Ferté dut, à quelque temps de là, se prononcer
sur une requête du même genre, mais la naissance de
la postulante, et d'autres raisons assez sérieuses, la
recommandaient très vivement à la protection du mi-
nistre, car c'était la propre fille de la célèbre Sophie
Arnould.
Monseigneur,
Alexandrine-Sophie Arnould vous supplie humble-
ment de lui accorder votre agrément pour être admise,
en qualité de chanteuse, dans les choeurs de l'Opéra.
Son état de femme du sieur de Murville ne peut être
un obstacle à l'engagement qu'elle offre de prendre ;
mariée à l'âge de treize ans, elle n'a connu depuis cet
instant que le malheur. Services (sévices) , mauvais
traitemens, injures atroces, il n'est rien que le sieur
de Murville n'ait épuisé contre elle et il l'a enfin ré-
duite à la triste nécessité de rendre différentes plaintes
contre lui.
Mais le motif prédominant de la suppliante est l'état
d'indigence et de misère où la réduit la conduite de
son mari.
Il n'a aucuns parens à Paris. Il ne pourroit pas même
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 657
48 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE
y nommer un ami. Le peu de fortune qu'il avoit, il l'a
consommé dans les tripots de jeu, les meubles saisis
ont e'té vendus ; actuellement il vit en hôtel garni où
il force la suppliante, qu'il avoit d'abord chassée de sa
maison, d'habiter avec lui ; on conçoit bien que ce
n'est pas par tendresse. C'est pour jouir du peu de
revenu de la dot de la suppliante, de manière que,
privée de ce modique revenu, elle est réduite à man-
quer d'habits, de linge, souvent de pain, et ledit sieur
de Murville a même la dureté de lui défendre de rece-
voir les secours que la tendresse de sa mère lui a offert
plusieurs fois.
Une telle situation rend tout permis, et la suppliante
ose espérer que le ministre auquel elle a l'honneur de
s'adresser, sensible à son malheureux sort, ne lui refu-
sera pas la seule ressource qu'elle puisse trouver dans
sa position *.
Le ministre transmit cette requête au directeur de
l'Opéra, non sans avoir pris l'avis de La Ferté, et il
l'appuya de quelques mots favorables (26 janvier 1786),
mais l'honnête Dauvergne admettait difficilement que
l'Opéra dût servir d'asile à toutes les femmes qui vou-
laient « se soustraire au mauvais traitements de leur
mari ». Sans aller contre les intentions du ministre, il
lui répondit par les observations suivantes : « Plusieurs
femmes se sont présentées depuis Pâques pour être
admises à l'Académie royale de musique sans autres
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. — Cette pièce est d'autant
plus importante qu'elle est la seule preuve indirecte du droit d'asile ouvert à
l'Opéra. Ce singulier usage, qui remontait aux origines de l'Opéra et qui faisait
presque loi, était, en effet, de ceux que la tradition affermit, mais qu'un acte
officiel ne saurait consacrer.
UN ROI DE COULISSES 4Q
raisons que celles de M™« de Murville et elles ont été
refusées parce qu'il seroit très dangereux que l'Acadé-
mie se prêtât, comme elle le faisoit autrefois, à des
facilités faites pour la déshonorer sans aucun avantage ;
cependant comme M™^ de Murville est fille de M"<^ Ar-
nould qui a longtemps occupé avec distinction une
première place à l'Opéra, pour peu qu'elle ait du talent
et de la voix, l'Académie, d'après les intentions du
ministre, la recevroit au nombre de ses sujets en qua-
lité de surnuméraire *. » Mais elle n'avait sans doute
ni voix ni talent, car elle ne fut pas reçue à l'Opéra et
ne figure sur aucun état, à moins qu'elle n'ait modifié
son nom et qu'elle ne soit cette dame de Marinville,
entrée précisément en 1786 au dernier rang des choristes
avec 600 francs d'appointements et qui resta toujours
dans les chœurs.
Singulière fille que cette Alexandrine, singulier mé-
nage que le sien et dont les frères de Concourt ont
tracé un charmant croquis : « Il n'y avait pour rappeler
le monde à Sophie, que la fille de Lauraguais : cette
Alexandrine , la vraie fille des bons mots de So-
phie Arnould, mais aigrie, tournée au fiel, la langue
cruelle, la verve envieuse, méchante à tous et surtout à
sa mère qu'elle jalousait pour sa gloire, et qu'elle mé-
prisait pour sa vie. Laide, sans grâces, blonde jusqu'à
être rousse, elle avait mis le feu au cœur d'un petit
poëte, dont la fort petite muse, courte d'haleine, s'es-
souflait à courir les prix d'Académie. Sa muse prome-
née de la mère à la fille, André de Murville avait fini
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 634.
5o l'opéra secret au XVIII* si è c I. i;
par épouser un peu de la célébrité de Sophie en épou-
sant Alexandrine. Le mariage n'avait pas été heureux,
mais le divorce avait eu le bon esprit d' advenir, et la
citoyenne ci-devant de Murville venait souvent pro-
mener jusqu'à Luzarches sa liberté et son veuvage *. »
C'est dans ce village que la pauvre Sophie Arnould,
vieillie, délaissée, ruinée de santé et d'argent, mais
toujours riche de cœur et d'esprit, vivait en campa-
gnarde dans une modeste ferme qu'elle appelait « le
Paraclet Sophie », sans autre compagnie que la venue
éventuelle de sa fille ou de son fils, l'officier de cui-
rassiers Constant Brancas, qui devait mourir colonel à
l'île Lobau, sans autre distraction que d'écrire quel-
ques lettres de bonne et franche amitié à son ancien
amant, l'architecte Bellanger, alors bien et dûment
marié avec une impure, une fille d'Opéra qui avait
rivalisé de bruit avec Sophie, M"' Dervieux. C'est de
sa retraite que Sophie écrivait certain jour à cet amou-
reux du bel âge, devenu le dernier ami de sa vieillesse :
« ... J'ai tout oublié du beau monde et de ses usages, tu le
vois, mon ami ; il y a si longtemps aussi que je vis
comme une sauvage qu'à peine puis-je me rappeler le
langage des humains. Ah ! si je n'avais pas ma fille,
qui quelquefois vient me tirer de ma léthargie, je crois
que j'aurais oublié à parler ma langue ; mais à propos
de ma fille , c'est toujours un drôle de corps ; toujours
de l'esprit, et de tous les esprits ; tu sais ! elle est di-
* Sophie Arnould, d'après sa correspondance et ses mémoires inédits, par
Edmond et Jules de Concourt, i vol. in-i8, 1861, p. 88. — Voj-ez sur les riva-
lités académiques de AIur\'ille et de La Harpe une lettre de Sophie Arnould,
insérée dans la Correspondance secrète de Métra, vol. vm, p. 271.
UN ROI DE COULISSES 5l
vorcée d'avec Murville ! elle s'est remariée ici, avec
un gros beau jeune homme, le fils du maître de poste
de Luzarches. Enfin, c'est fait ; tu sais que pourvu
qu'elle soit bien la nuit, elle s'embarrasse peu des
formes du jour, ce mari-ià devait lui convenir tout
aussi peu qu'à moi; mais elle l'a voulu, elle l'a pris *. »
Bon chien chasse de race, dit le proverbe, — et bonne
fille aussi. Cette brave Alexandrine était vraiment bien
avise'e de vouloir entrer à l'Opéra ; elle avait tout le
tempérament de son inflammable mère , et une fois
demoiselle des chœurs, elle aurait eu assez de choix
pour ne pas s'unir en légitime mariage à l'héritier pré-
somptif d'une poste aux chevaux.
A la fin de cette même année 1786, La Ferté eut
avec Sedaine une vive algarade qui aurait pu tourner
mal pour lui, car il paraissait être vraiment dans son
tort ; mais Sedaine était trop excellent homme pour
vouloir le mal de qui que ce fût, et La Ferté put se
tirer de l'aventure, un peu humilié, il est vrai, et lardé
de brocards, mais non pas diminué de crédit ni de
pouvoir : il était de ces gens qui retombent toujours
sur leurs pieds.
C'était pendant le séjour de la cour à Fontainebleau,
ou l'opéra comique de Sedaine, Albert, mis en musi-
que par Grétry, venait d'être représenté sans succès.
L'auteur attribuait naturellement cet échec à la pau-
vreté des costumes, de la mise en scène, des décora-
tions, à l'insuffisance des figurants, et exhalait sa mau-
vaise humeur en arpentant le théâtre : « On n'en fera
' Lettre de Sophie Aniould à Belianger, du 5 ventôse an III (21 février 179)).
52 l'opéra secret au XVIIl* SIÈCLE
pas moins payer au roi ces décorations, ces habille-
ments, ces soldats ! » dit-il tout-à-coup. Un subalterne
entend ce propos, et court le rapporter à La Ferte' ;
celui-ci arrive furieux en criant : Où est Sedaine ? et
le poète riposte aussi familièrement : La Ferté, mon-
sieur Sedaine est ici : que lui voulez-vous ? Le dialogue
continua sur ce ton devant de nombreux spectateurs,
qui riaient surtout aux dépens de La Ferté et qui col-
portèrent bien vite les dures vérités que les deux cau-
seurs s'étaient jetées à la tête. Mais autant de narra-
teurs, autant de versions diverses, car chacun des deux
ennemis avait ses partisans déclarés. A en croire ceux
de La Ferté, Sedaine avait perdu la tête et s'était senti
écrasé par la supériorité de son rival ; il avait reconnu
ses torts et fait des excuses au commissaire du roi ;
d'après les amis de Sedaine, au contraire, La Ferté,
tout interloqué, avait fini par dire des injures au poète,
lequel aurait répliqué de sang-froid : « Vous avez pris,
Monsieur, le vrai langage pour m'empêcher de répon-
dre ; je ne vous entends plus et ces termes ne sont pas
dans mon dictionnaire. »
Quoi qu'il en soit, Sedaine, malgré sa réponse si
impolie à La Ferté, n'encourut aucune punition, au-
cun blâme d'en haut, et la cour ne fit que rire de cette
querelle. On rapportait même que la reine avait dit en
riant : « Je ne sais pas si M. de la Ferté eût porté en
compte les décorations, les habillements, les soldats et
tous les accessoires qui, suivant l'auteur, manquaient
à sa pièce, mais je suis bien sûr que maintenant il ne
le fera pas. » Le roi, disait-on d'autre part, voulait
traiter les choses plus sérieusement, en observant que
UN ROI DE COULISSES 53
Sedaine avait qualifié La Ferté de voleur et que c'était
une affaire à éclaircir. Les amateurs de scandale an-
nonçaient aussi que les gens de lettres, et surtout
les confrères de Sedaine à l'Académie , étaient très
froissés de cette scène et qu'ils ne manqueraient pas,
au retour de Fontainebleau, de prendre hautement
parti pour un académicien ainsi insulté par un inten-
dant des Menus ; mais la cour revint et l'Académie se
tut : elle ne pouvait mieux faire. Les amis de Sedaine
se consolèrent en disant que l'Académie le regardait
comme suffisamment vengé par le propos de la reine,
et pour se mieux réconforter dans leur propre estime,
ils racontaient encore que La Ferté ayant voulu s'ex-
cuser de cette scène auprès de la reine, celle-ci l'avait
laissé dire et lui avait sèchement répondu : « Monsieur
de la Ferté, quand le roi et moi parlons à un homme
de lettres, nous l'appelons toujours monsieur. Quant
au fond de votre différend, il n'est pas fait pour nous
intéresser *. » Les gens de lettres auraient été bien
difficiles s'ils ne s'étaient pas montrés satisfaits, qu'elle
fût vraie ou supposée, d'une telle réparation d'hon-
neur.
De tous ses projets ou rapports, La Ferté n'en publia
qu'un seul sous le titre de Réplique à un écrit intitulé :
Mémoire justificatif des sujets de l'Académie de mu-
sique (sans date ni nom de lieu). Cette brochure, pu-
* Mémoires secrets, i8 et 2; novembre et 2 3 décembre 1 786. — L'opéra le Comte
d'Albert, cause de tout ce tagage, avait été joué à Fontainebleau le 15 no-
vembre 17S6 et fut représenté à la Comédie-Julienne le 8 février 17S7. Cet ou-
vrage, très singulier comme pièce et assez peu remarquable comme musique,
fournit à M™= Dugazon l'une de ses plus admirables créations : c'est elle qui fit
le succès de l'opéra.
^4 I^ OPERA SECRET AU XVIII'' SIECLE
bliée à Paris en 1790, était une réponse de l'intendant
des Menus aux prétentions des principaux artistes de
l'Opéra, des chefs du chant, de la danse et de l'orches-
tre, qui cédant à l'esprit d'indépendance éveillé par la
Révolution, avaient demandé des réformes dans l'ad-
ministration de l'Opéra et rédigé ce mémoire pour se
justifier du blâme qu'ils avaient encouru : ce dernier
détail montre bien qu'on n'était encore qu'au début
de la Révolution. La réponse de La Ferté n'est, à
beaucoup près, ni le plus curieux, ni le plus instructif
de ses écrits, par la simple raison qu'il était destiné à
voir le jour. Outre ce mémoire administratif, La Ferté
a encore laissé divers ouvrages, mais d'un tout autre
genre. Il s'adonnait par goût à l'étude des arts de cons-
truction, et il se fit recevoir, à ce titre, membre de
l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châ-
lons-sur-Marne, ainsi que de la Société des antiquaires
de Cassel. Son bagage scientifique comprend plusieurs
volumes de poids : d'abord, un Extrait des différents
ouvrages publiés sur la vie des peintres^ daté de 1776 ;
puis, en 1783, un Système de Copernic, ou Abrégé de
l'astronomie^ inséré d'abord au Journal des Savants,
et ses Éléments de géographie, avec cette épigraphe
d'Horace : Mores hominum multorum spectat et iirbes ;
l'année suivante encore, les Leçons élémentaires de ma-
thématiques, en deux volumes, et, pour finir, les Élé-
ments d'architecture, de fortification et de navigation,
en 1787. Ces titres suffisent à prouver que les goûts
naturels de La Ferté le portaient vers les sciences
exactes bien plus que vers les beaux-arts, la musique
et les affaires de théâtre.
UNROID F, COULISSES 55
La Ferté avait vu de trop près la cour et avait occupé
un poste trop élevé pour échapper à la Révolution.
Après le lo août 1792, il perdit naturellement sa posi-
tion d'intendant des Menus-Plaisirs ; mais, au lieu de
chercher son salut dans la fuite, il pensa qu'il pourrait
détourner le courroux populaire en prodiguant les
gages de patriotisme et de civisme qu'il avait prudem-
ment donnés dès les premiers temps de la Révolution
et qu'il énumère d'une façon à la fois si naïve et si
plaisamment touchante dans le mémoire qu'il rédigea
en prison, à la veille d'être jugé, — c'est-à-dire con-
damné *. En vain accumule-t-il les moindres faits de son
existence passée qui pourraient plaider en sa faveur,
en vain se représente-t-il comme un philosophe, épris
d'idées d'indépendance, de justice, et fuyant volontiers
l'air empesté des cours ; en vain se couvre-t-il presque
de la mort de sa femme, la première victime frappée
par la Révolution dans sa famille : il ne put échapper
au sort qui attendait tous les fonctionnaires de l'an-
cienne cour. Dans la séance du Tribunal révolution-
naire du ig messidor an II (7 juillet 1794), Papillon de
la Ferté, âgé de soixante-sept ans, ex-intendant des Me-
nus-Plaisirs du tyran, fut condamné à la peine de mort,
comme étant convaincu « de s'être rendu l'ennemi
du Peuple, en conspirant contre sa liberté et sa sû-
reté, en provoquant, par la révolte des prisons, l'as-
* Par un coup du hasard et grâce aux enchères poussées très haut par M. Jules
Cousin, cette pièce importante n'appartient ni aux archives de l'État ni à celles
de l'Opéra, mais bien à la bibliothèque de la ville de Paris. On la trouvera
imprimée in-exlenso , avec de longs éclaircissements , dans notre premier travail
sur Papillon de la Ferté : Un Potentat musical, soh rcgtie à l'Opéra, de ijSo à
1790. (Paris, Détaille, 1876.)
56 !, 'opéra secret au XVIIl" SIÈCLE
sassinat et la dissolution de la représentation natio-
nale, etc. 1)
La Ferté tombait sur l'échafaud révolutionnaire,
mais son nom ne mourait pas avec lui. Il laissait un
fils qui obtint le titre de baron sous l'Empire et qui
se trouva juste à point, la Restauration arrivant, pour
recueillir l'héritage administratif de son père. Il re-
couvra alors le titre d'intendant des Menus-Plaisirs, et
il eut pendant plusieurs années l'administration supé-
rieure de la chapelle du roi, des spectacles de la cour,
du Conservatoire de musique, de l'Opéra français et
de l'Opéra italien. Il n'avait peut-être ni l'habileté, ni
l'entregent de son père : il fit en tout cas beaucoup
moins parler de lui et paraît avoir joué un rôle assez
effacé, — il est vrai que cette place avait bien perdu
de son lustre après les massacres de la Révolution et les
guerres de l'Empire ; — mais à un Papillon devait suc-
céder un Papillon. La tradition était ainsi respectée
et le droit d'hérédité restait sauf: La Ferté est mort!
vive La Ferté!
,^j^^
ANS la constitution qui ré-
^y gissait l'Académie Royale de
Musique peu de temps avant
qu'éclatât la Révolution , tout
était bizarre et confus. C'était
un compromis entre la mo-
narchie et l'oligarchie, inspiré
par les idées d'indépendance qui gagnaient du terrain
chaque jour, et qui devaient aboutir à un si terrible
bouleversement. A l'Opéra , comme dans le royaume,
les esprits étaient très agités; on criait fort; on discu-
tait beaucoup; on résistait ouvertement au directeur;
on combattait en dessous le ministre : on suspectait
toute autorité établie ; on protestait ; on invoquait la
justice, le droit, sans les trop respecter.
La situation allait empirant depuis nombre d'années,
et le déficit qu'on signalait dans la caisse de l'Opéra à
éO L OPERA SECRET AU XVIII'^ SIECLE
la fin de chaque direction n'était pas fait pour défendre
l'ancien état de choses. Depuis plus d'un siècle, en
effet, tous les directeurs s'étaient successivement rui-
nés à l'Opéra, tous sauf LuUi, puis Rebel et Francœur.
C'était un jeu de bascule perpétuel entre la Ville et
l'Etat, qui se rejetaient sans cesse l'Opéra et acquittaient
ses énormes dettes à tour de rôle. Tout récemment
encore. De Vismes du Valgay, qui était pourtant un
habile administrateur, et auquel la Ville avait accordé
un secours annuel de 80,000 livres (la première subven-
tion régulière attribuée à l'Opéra), n'avait pas réussi
et avait dû donner sa démission : ce malheureux
théâtre était alors revenu à la non moins malheu-
reuse Ville , qui y perdit , en moins d'une année,
200,000 livres. Cependant, le roi souffrait de voir notre
premier théâtre lyrique tomber ainsi en décadence,
et, le 17 mars 1780, il avait rendu un arrêt qui faisait
cesser le privilège accordé à la Ville, ordonnait qu'elle
payerait les dettes contractées par l'Opéra pendant son
administration, et remettait ce théâtre sous la tutelle de
l'État.
Mais il se préparait un bien autre changement, qui
allait rompre avec le passé de tout un siècle. C'était la
reconnaissance du pouvoir des artistes et leur intro-
duction dans la direction du théâtre; bref, la formation
d'un comité dirigeant. L'arrêt royal du 17 mars disait
bien que le directeur gouvernerait avec pleine et entière
autorité; mais, par l'art. 10 du même arrêt, le secrétaire
d'État de la maison du roi était chargé « de présenter
au roi les nouveaux, statuts et règlements qu'il jugera
nécessaires pour l'administration de l'Opéra. » Or, le
l'opéra EN X 788 61
27 avril, le ministre publia un règlement dont l'article
i^"" instituait un comité composé du directeur général,
de deux premiers sujets du chant, du maître de ballets,
de deux premiers sujets de la danse et d'un secré-
taire *.
Voici comment devait manœuvrer cette organisa-
tion si compliquée. L'Opéra était sous la direction
suprême du ministre de la maison du roi, qui se faisait
représenter par un intendant des Menus Plaisirs. Le
directeur de l'Opéra n'était plus qu'un administrateur
général , secondé d'un comité de six membres, comité
qui décidait et ordonnait tout dans le théâtre, sauf
approbation du ministère. Le seul privilège du direc-
teur était d'avoir deux voix dans le comité : il n'avait
donc qu'un quart d'autorité.
Le roi ne s'en tint pas là dans la voie des réformes :
non content d'avoir appelé les artistes à diriger eux-
mêmes leur théâtre, il voulut aussi accorder au direc-
teur et aux principaux sujets un intérêt dans le produit
des recettes et des économies. Ces artistes, ainsi appe-
lés à profiter des bénéfices, furent nommés artistes
copartageants et formèrent une assemblée générale, à
laquelle le comité devait rendre compte de sa gestion :
le comité tenait séance d'abord une, puis bientôt deux
fois par semaine, et l'assemblée générale des sujets
' Le nombre des roembrcs du comité tt le mode Je les choisir furent très lé-
gèrement modihèj, d'abord par un règlement du ministre (16 avril 178 1), puis
parles arrêts royaux du 14 mars 17S4 et du 28 mars 178;. (Archives nationales,
Ancien régime. O 1, 631. Observations sur les mémoires des sujets de l'Opéra qui
dimanàent l'entreprise de ce spectacle, en avril 1789.) On trouve dans le même
carton le texte original du règlement ministériel signé par les principaux sujets,
le 17 avril 1780.
62 LOPÉRA StCRET AU XVlIl" SIECLE
copartageants se réunissait au commencement de chaque
mois.
Cette organisation nouvelle commença à fonctionner
en avril 1780 : le comité tint sa première séance le
22 avril. Amelot était alors ministre de la maison
du roi; Papillon de la Ferté était intendant des
Menus Plaisirs et commissaire du roi pour l'Opéra;
Pierre-Montan Berton et Gossec avaient été nom-
més, le i*"' avril, directeur et sous -directeur de
l'Opéra. Le comité était composé de Legros, Durand.
Vestris père, Gardel l'aîné, Dauberval et Noverre,
ayant chacun des attributions spéciales : Legros avait
l'inspection du luminaire et Durand celle des machines ;
Vestris devait surveiller les postes et la garde; Gardel.
les décorations et les peintures; Dauberval, les ves-
tiaires et la garde-robe ; enfin, Noverre était chargé de
la surveillance financière et de la rentrée à l'Opéra des
diverses redevances qui lui étaient allouées par contrat.
Les fonctions de secrétaire, qui ne donnaient pas voix
délibérative, étaient remplies par un nommé Lasalle.
intrigant fieffé, qui sut bientôt prendre une place im-
portante dans le comité, dont il devint comme la che-
ville ouvrière. Berton ne put pas exercer longtemps ses
fonctions : il mourait le 14 mai. Le 16, les artistes de
l'Opéra rédigèrent une adresse au ministre pour lui
demander de ne pas nommer de directeur et de les
laisser se gouverner eux-mêmes *. Leur requête ne fut
pas admise, et le roi appela à la succession de Berton
un musicien expert, Dauvergne, qui avait déjà par
' Archives naiionalcs. .ancien rcgiiuc. O i, 65::.
I. 'OPK R A KN I 7 88 tVi
deux fois dirigé l'Opéra. Grande fut la déception des
artistes et du comité de TOpéra, qui regardèrent dés
le premier jour leur nouveau directeur comme un
maître, comme un tyran dont il fallait se débarrasser
au plus vite. Ce qui ne les empêcha pas d'adresser à
Dauvergne une lettre où « ils lui annonçaient avec
plaisir que le ministre avait enfin répondu à leurs
désirs et à leurs instances en le nommant à la place
de directeur *. »
Ces innovations dans l'administration de l'Opéra
avaient été accueillies avec faveur par l'opinion. Voici
ce que disaient à cet égard les Mémoires secrets, le
12 mai 1780 : « La nouvelle constitution du théâtre
lyrique n'est point despotique, ni même monarchique,
comme ci-devant. Le sieur Le Berton n'en est que
l'administrateur principal : les sujets participent
aujourd'hui au gouvernement intérieur de cette vaste
machine : ils ont des assemblées, des jetons et voix
délibérative. »
A peine voulut-on mettre en pratique le nouveau
régime qu'on s'aperçut combien il était défectueux.
Les artistes, se sentant délivrés d'une direction unique
et énergique, donnèrent libre carrière à leurs caprices :
c'était à qui chanterait ou danserait le moins et obtien-
drait le plus de gam et d'honneur. Ce n'étaient que
réclamations, pétitions, remontrances, protestations,
que froissements d'intérêts et d'amour-propre, jalou-
sies, intrigues, mauvais vouloir, querelles, démissions.
' Archives nationales, .\ncieii régime. O i. 6vi. Lettre de tiémissioii Jt
Dauvergne à Amelot. du 23 mars lyST.
«14 I. "opéra SECRET AU X V I M f' SIECLE
ruptures d'engagements ou fuites subreptices. Le co-
mité ne savait auquel entendre et rejetait tous les torts
sur le directeur, qui n'en pouvais mais, n'ayant par le
fait qu'une autorité illusoire. Celui-ci se plaignait à
l'intendant des Menus, qui demandait les ordres du mi-
nistre, lequel était le plus souvent fort embarrassé de
prendre une décision et de se reconnaître dans cet
inextricable chaos.
Amelot adressait alors à La Ferté des lettres fort
irritées. Un jour, entre autres, qu'il était surexcité
par les prétentions exorbitantes de ces vaniteux artistes,
il lui envoyait un billet qui commençait par cette vive
apostrophe : « En vérité, Monsieur, je sens qu'il faut
une patience plus qu'humaine pour conduire l'indé-
crottable machine de l'Opéra, mais ne perde pas cou-
rage, je vous prie, et aidés-moi à la faire aller au moins
de notre mieux; » et, après avoir résolu d'un mot les
réclamations pécuniaires et honorifiques de Gardel, de
Dauberval, de la Guimard, il ajoutait durement: « Pour
M"" Saint-Huberty, il ne faut pas aller par deux che-
mins : si elle refuse obstinément de chanter mardi,
mandés le moi et je vous envoirai un ordre du roi
pour la faire mettre en prison, dont vous différerés
seulement l'exécution jusqu'au mardi matin. Je désire
vivement au surplus que la demoiselle Candeille puisse
vous convenir, mais assurons au moins le spectacle
pour la rentrée. En vérité, il y a de quoi faire tourner
la tête *. »
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre du ministre, du
(s avril 17S2.
L'oPÉRAENiySS 65
Au bout de deux ans de ce manège insupportable,
Dauvergne, las de résister aux persécutions sourdes du
comité *, prit prétexte de sa santé et se retira. Les
artistes en étaient venus à leurs fins; ils étaient enfin
débarrassés de cette ombre de directeur qui les gênait
si peu et allaient pouvoir se gouverner eux-mêmes. A
partir de Pâques 1782, un nouveau comité prit la sou-
veraine direction de l'Opéra. Il comptait huit membres
votants : Gossec , compositeur , Legros et Lainez.
représentant les acteurs copartageants, Gardel et Dau-
berval, représentant les premiers sujets et le corps de la
danse, Rey, représentant le corps de l'orchestre, De
la Suze, représentant les chœurs, et Bocquet, inspec-
teur, plus de Lasalle,le secrétaire : c'était une véritable
république artistique**. La joie était dans les cœurs;
chacun espérait que ce régime imprimerait à l'Opéra
une impulsion telle que l'art brillerait aussitôt d'un éclat
incomparable, mais (voyez un peu la fatalité) ce mal-
heureux comité, qui avait tant agi pour renverser Dau-
vergne, ne tarda pas à tomber lui-même sous un pou-
voir d'autant plus absolu et d'autant plus funeste qu'il
était innommé et s'exerçait dans l'ombre.
Sitôt que Dauvergne se fut retiré, Morel devint le
* Le 21 mars 17S1, Gardel, Dauberval, Legros, M"" Guimard et Heinel
avaient adressé à M. de la Ferté un long mémoire d'une violence extrême
contre l'adminislration de Dauvergne. (Archives nationales. Ancien régime.
Oi,6h-)
** Rochon de Chabannes avait présenté au ministre un mémoire tendant à
faire remettre l'administration de l'Opéra aux sujets principaux, formant un
comité subsistant, dont chaque membre aurait le détail de quelque partie, et
serait obligé d'en rendre compte à l'assemblée. C'est ce plan qui avait été adopté.
(^Mémoires secrets, 14 avril 1782.)
66 l'opéra secret au xviii<^ siècle
maître souverain de l'Opéra et soumit à ses plus dures
volontés le comité, qui se montra aussi humble et aussi
plat devant l'homme d'affaires parvenu, qu'il s'était fait
brave et impudent devant l'artiste joignant l'honnêteté
au mérite. Ce Morel avait commencé par être employé
dans l'administration des voitures qui allaient de Paris
à Versailles, et il gagnait 1,200 livres par an à sur-
veiller les cochers et à vérifier leurs comptes. Il avait
obtenu ensuite une place de commis aux Menus Plai-
sirs, et s'était bientôt, grâce à son esprit souple et
délié, insinué dans la faveur de Papillon de la Ferté;
il manœuvra même assez habilement pour épouser la
sœur de son maître : dès lors, sa fortune était assurée.
Il eut de plus, par deux fois, l'honneur de signer de
mauvais poèmes d'opéras élaborés par le comte de
Provence. Le beau-frère de La Ferté, collaborateur du
frère du roi, avait acquis à l'Opéra un pouvoir absolu,
et il en usait pour faire jouer ses propres ouvrages, qui
d'ailleurs ne lui donnaient pas grand'peine : il les ache-
tait à de pauvres rimeurs qui mouraient de faim et les
signait de son nom. Thésée, Alexandre aux Indes ^ Thé-
mistocle, autant de misérables ouvrages qui tombèrent
tout à plat, malgré la musique que Gossec, Méreaux
et Philidor avaient eu la faiblesse de composer par
crainte de ce triste sire.
Il n'était pas d'autre arme que la chanson contre ce
tyran de la musique, et, de fait, les malins ne se faisaient
pas faute de gloser le sieur Morel.
Au bas d'un pont, dans un bureau,
Morel visait le numéro
l'opéra en 1788 67
De mes voitures et des vôtres,
Quand il se dit un beau matin :
Je veux faire aussi mon chemin;
Je le vois bien faire à tant d'autres.
Ma figure, dont chacun rit.
Est plate autant que mon esprit.
Quels protecteurs seront les nôtres?
Mince en tout, comme en revenus,
Grossissons-nous par les Menus,
Comme on en voit grossir tant d'autres.
Roi des dramatiques tripots,
La Ferté, voyant mon héros,
Dit : Bon, il faut qu'il soit des nôtres.
Pour mon argent, toujours dupe'.
Toutes mes catins m'ont trompé :
Allons, Morel, cherchez-m'en d'autres.
Et ainsi de suite, pendant huit couplets. Fait-il jouer
son Panurge dans l'île des Lanternes, une des produc-
tions du comte de Provence (la musique était Je Gré-
try, comme celle de la Caravane du Caire, sortie de la
même plume royale), chacun de s'égayer fort d'un
énorme tambour sur lequel on frappait continuelle-
ment dans cet ouvrage et d'expliquer à sa façon cet
usage excessif de la peau d'âne.
Dans cet opéra, je vous prie,
Qui frappe avec tant de fureur?
C'est le dieu du goût, je parie.
Qui prend le tambour pour l'auteur.
L'Opéra était dans un désarroi complet sous cette
autorité arbitraire et aussi capricieuse qu'absolue.
68 l'opéra secret au xviiic siècle
Acteurs et actrices agissaient tous à leur fantaisie. Ils
ne chantaient ou dansaient que quand il leur faisait
plaisir, se montraient d'ailleurs fort âpres au gain, et
harcelaient le ministre pour qu'il leur accordât titres,
congés ou gratifications , trois faveurs qui n'en fai-
saient qu'une et qui tendaient au même but : s'emplir
la poche.
Ils partaient en voyage sans permis, se reposaient
sans raison valable, laissaient l'Ope'ra aller à vau-l'eau
et criaient tous à qui mieux mieux contre la sévérité
qu'on montrait à leur égard. Il n'y avait qu'un moyen
de mater cette troupe indocile : la prison; et encore
cette ultima ratio avait-elle bien perdu de sa puissance.
Il n'est pas de mois où le ministre n'écrive à l'inten-
dant de menacer tel acteur de le faire enfermer, mais
la Force et For-l'Evèque n'étaient plus les épouvan-
tails d'autrefois. Tous les artistes, du plus grand au
plus petit, sentaient bien que les temps étaient changés,
qu'en dépit de toutes les menaces, on n'oserait les
mettre en prison qu'à la dernière extrémité, qu'on les
y laisserait quelques heures h peine, et qu'à leur sortie
de cachot, le public les applaudirait pour faire pièce à
leurs oppresseurs.
Cependant le roi voyait avec peine que les disposi-
tions qu'il avait prises n'avaient pas eu tout le succès
qu'il en pouvait espérer, et il crut bien faire en insti-
tuant, le 3 janvier 17S4, une école où l'on pût former
des sujets utiles à l'Académie de musique. Mais cette
école devint bientôt un objet de haine pour les pre-
miers sujets, qui y trouvaient un obstacle à leurs
caprices (c'était là en effet qu'on allait chercher des
l'opéra EN 1788 69
artistes pour les remplacer quand ils s'avisaient de
simuler une maladie pour ne pas chanter, ou quand ils
voulaient voyager), et ils re'unirent tous leurs efforts
pour battre en brèche cette dangereuse institution.
Enfin, le roi, voulant couper court aux re'clamations
sans fin que suscitaient les innombrables règlements
qui régissaient l'Opéra, les refondit tous en une seule
et même loi, datée du i3 mars 1784. Ce travail, d'une
longueur démesurée et dans lequel on s'est ingénié à
prévoir et à résoudre toutes les difficultés qui pourraient
naître, ne servit absolument de rien, et, après comme
devant, le désordre ne cessa de régner à l'Académie.
Le roi, alors, fit réflexion qu'il avait peut-être eu tort
de céder aux revendications des artistes, et que l'auto-
rité du directeur, si faible fût-elle, ne pouvait qu'exercer
une influence salutaire sur l'Opéra, puisque le désordre
n'avait fait qu'augmenter depuis son départ. Il résolut
donc de remettre un directeurà la tête de l'Opéra et il
rappela à ce poste celui-là même qu'on avait sacrifié
naguère aux intrigues du comité. C'était un grand
honneur pour Dduvergne, mais un sanglant affront
pour le comité, car, bien qu'on eût mis en avant la
faiblesse de sa santé pour masquer sa défaite, Dau-
vergne avait été bel et bien congédié en 17S2. Voici,
en effet, en quels termes les Mémoires secrets signalent
son retour : 0 Le sieur Dauvergne, qu'on avait ren-
voyé en 1782 de la direction à cause de la pesanteur
de son joug, désagréable à tous les sujets, vient d'être
rétabli avec de grands compliments. On dit aujourd'hui
que son mérite, son honnêteté et sa probité sont con-
nus depuis longtemps. »
yo l'opéra secret au xviii'' siècle
Dauvergne rentra en fonctions le i" avril 178 5 : on
devine de quel œil le comité le vit revenir au pouvoir.
La lutte recommença plus vive que jamais entre le
directeur et les membres du comité : chaque parti se
dénonçait à tour de rôle au courroux du ministre.
Cependant, au plus fort de cette guerre de ruses et
d'embûches, le ministre de la maison du roi vint à chan-
ger : le baron de Breteuil, qui avait remplacé Amelot,
donnait sa démission, et M. de Villedeuil lui succédait
le 24 juillet 1788. Dauvergne jugea à propos de ren-
seigner le ministre sur les terribles gens qu'il était
chargé de conduire et de contenir. Il dressa alors un
état général de tous les sujets délibérants, chantants ou
dansants de l'Opéra, et le fit tenir à l'intendant des
Menus avec le secret espoir que celui-ci le montrerait
au ministre : il prend soin du reste de l'y engager
dans une lettre fort habile. Cet état des sujets de
l'Opéra est rédigé avec beaucoup de soin et d'esprit :
c'est une série de portraits h la plume, d'une vérité
d'autant plus grande qu'ils ne sont pas flattés. A voir
comme il s'eff'orce d'être à la fois très juste et très
sévère, on devine que Dauvergne risquait là une grosse
partie : il lui fallait vaincre... ou partir.
Voici ce curieux tableau et la lettre qui l'annonce,
deux pièces destinées à rester secrètes et qui le sont
demeurées jusqu'à ce jour *.
* Aux Archives, la lettre se trouve dans le carton : Ancien régime, O i, 629 ;
tandis que la pièce principale est dans le carton 626. Celle-ci , bien entendu,
n'est ni signée ni datée, mais l'écriture caractéristique de Dauvergne ne permet
d'avoir aucun doute sur le compte de l'auteur; pour la date, le seul rappro-
chement de cet état avec les tableaux de troupes donnés par les almanachs du
temps, nous indique 178B, ce qui concorde parfaitement avec la lettre signée.
L OPERA EN 1788 71
A Paris, ce 14 aoust 1788.
Monsieur,
Je suis revenu hier de la campagne pour me rendre
demain vendredi, entre neuf et dix heures, dans l'Œil
de Bœuf ou dans la Grande Galerie: j'yrai avant ou
après prendre les ordres de M. le maréchal de Duras
pour mon service du jour de Saint-Louis.
J'ai fait l'analyze des talens, des moeurs, du carac-
tère, des deffauts, tant des personnes qui composent le
comité, que des premiers sujets du chant et de la danse
que vous m'avés demandé, et je ne puis remettre qu'à
vous même, étant un objet de confiance sans bornes :
vous y verres, Monsieur, que ma véracité ne m'a pas
permis de vous rien cacher : je vous prie de ne confier
à personne (excepté au ministre, si vous le jugés à
propos) cet analyze qui auroit l'air d'un libelle contre
quelques sujets, quoiqu'il soit dicté par la vérité, et
que les portraits y soient peints d'après nature, et
même sans charge : comme ma conscience ne me
reproche rien sur le compte que j'ai l'honneur de vous
rendre, quelques choses qu'il en puisse résulter, je n'en
serai pas moins tranquille.
J'ai celui d'être avec un respectueux attachement,
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
d'auvergne.
ÉTAT DES PERSONNES
QUI COMPOSENT LE COMITÉ DE l'OPÉRA
M. Dauvergne. — Directeur général, sur-intendant
de la musique du Roi.
M. Francœur. — Directeur, sur-intendant de la
72 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE
musique du Roi en survivance. Homme honnête, plein
d'intelligence, de zèle et d'activité.
M. La Suze. — Maître de musique du the'âtre.
Homme qui remplit ses devoirs avec beaucoup de zèle
et un talent distingué.
M. Rey. — Maître de musique de l'orchestre, et
maître de musique de la Chambre en survivance. Cet
homme, né d'un tempérament fougueux, a le talent
de sa place, mais il la fait souvent avec humeur, sur-
tout lorsqu'il a perdu son argent au jeu ou à la loterie,
ce qui le met dans le cas d'emprunpter et dans l'impos-
sibilité de rendre.
M. Gardel. — Maître des ballets et premier danseur.
Cet homme a le talent de ses deux places, mais son
honnêteté et sa douceur naturelle fait qu'il passe des
fautes à ses camarades dans la crainte de leur faire de
la peine ; il y a tout à espérer que l'expérience le cor-
rigera de cette foiblesse.
M. Paris. — Dessinateur du Cabinet du Roi. Homme
très honnête, et d'un talent très distingué ; on en
voyait la preuve tous les jours avant l'incendie des
Menus, par le grand nombre de belles décorations qu'il
a faites depuis qu'il est à l'Opéra.
M. BocQUET. — Dessinateur des habits ; honnête
homme, qui fait bien sa place.
M. Berthelemi. — Adjoint au dessinateur des habits :
de l'Académie de peinture, homme doux, honnête et
beaucoup de talent.
M. Jansen. — Inspecteur, fort honnête homme, qui
surveille les dépenses du magazin avec zèle et beau-
coup d'activité.
M. Lainez. — Comme plus ancien premier acteur :
son caractère à l'article des premiers sujets du chant.
M. La Salle. — Secrétaire, breveté du Roi : homme
fourbe, intrigant, nuisible au bien de la chose par les
mauvais conseils qu'il a toujours donné à tous les
l'opéra en 1788 73
sujets de l'Opéra, dans l'espérance qu'en culbutant ce
spectacle on lui en donneroit la direction pour le
rétablir : il a osé faire des mémoires contre des per-
sonnes dont la probité est intacte, ce qui a occasionné
une méfiance si bien fondée contre lui, qu'il ne fait
plus rien du tout, excepté de nuire encor par les mau-
vais conseils qu'il donne aux personnes de la machine
qui ne le connoissent pas.
ÉTAT DES PREMIERS SUJETS
DU CHANT
M. Chéron. — Cet homme a une belle voix, qui
fait presque son seul mérite, ayant négligé par paresse
et par lâcheté d'acquérir le talent d'acteur ; il regarde
son état comme un bénéfice qui ne peut jamais lui
manquer ; il ne fait pas attention qu'il a été doublé
dans plusieurs rôles avec succès par le sieur Adrien,
jeune sujet sorti de l'Ecole, qui raisonne et joue très
bien ses rôles ; il est fort endetté.
M. Lays. — Cet homme, qui est très bon dans les
rôles comiques, a la vanité de croire qu'il est fort bon
dans les rôles nobles ; mais le public le met à la place
qui lui convient ; il est noyé de debtes, comme le sont
presque tous les premiers sujets, par le luxe et parle jeu.
M. Lainez. — Cet homme est d'un caractère très
violent, s'emportant pour la moindre chose ; alors il se
dit malade et cesse son service sans raison : cela est
d'autant plus fâcheux qu'avec sa mauvaise voix il fait
le plus grand plaisir comme acteur lorsqu'il est placé
dans des rôles qui lui conviennent; il doit beaucoup,
parce qu'il joue gros jeu.
M. Rousseau. — Homme doux, faisant bien son
service lorsqu'il peut se deffendre des conseils perni-
cieux du sieur Lasalle, avec qui il est lié.
10
74 l'opéra secret au xviii* siècle
PREMIERS REMPLAÇANTS
M. MoREAu. — Excellent sujet, qui a toujours très
bien servi depuis 1772, qu'il est entré à l'Opéra ; mais
le service forcé qu'il a fait le met hors d'état de con-
tinuer après Pâques prochain.
M. Chardini. — Sujet honnête, qui est grand musi-
cien et chante très bien ; il a une bonne conduite,
mais il est un peu paresseux.
DOUBLES
M. Chateaufort. — Mauvais sujet ; il a signifié son
congé pour Pâques, qui a été accepté par le Comité.
M. Adrien. — Jeune sujet, élève de l'École de chant,
qui double à la satisfaction du public les rôles du sieur
Chéron : il est âgé de 21 ans, grand musicien, chan-
tant bien, bon acteur, remplissant ses devoirs avec un
zèle infatigable ; avec cela une conduite sans reproches
et de mœurs fort douces.
M. Le Brun. — Jeune sujet, élève de l'Ecole de
chant, grand musicien, homme très utile.
M. Renault. — Jeune sujet, âgé de 18 ans, élève de
l'École de chant, mauvaise tête, mais c'est le seul sujet
haute-contre sur qui il y ait des espérances pour rem-
placer les sieurs Lainez et Rousseau, qu'il a déjà doublé
à la satisfaction du public.
PREMIERS SUJETS
M"« Saint-Huberty. — Cette femme (la plus mé-
chante qu'il y ait à l'Opéra) a un très grand talent
comme actrice ; elle a été forcée, faute de moyens du
côté de la voix, d'abandonner plusieurs grands rôles
qu'elle n'ose plus chanter : cette femme qui, par
congé, va passer deux mois et demi dans les villes de
l'opéra en 1788 75
province où il y a des spectacles , ne se refuse point
de chanter à deux représentations par jour , tandis
qu'à Paris, elle chante une fois par semaine et très
rarement deux fois , et lorsque cela arrive elle en
murmure fort haut.
M"« Maillard. — Sujet très-utile, mais qui mal-
heureusement se laisse faire des enfants, ce qui prive
le public d'un nombre d'opéras que l'on ne peut pas
risquer de donner sans cette actrice, et sans la dame
S'-Huberti, qui se trouve absente dans ce tems-là ; ce
qui nuit considérablement aux interest de l'Académie :
cette femme est fort endettée.
PREMIERS RE.MPL.\CEMENTS
M"= GAV.A.UDAN Cadette. — Sujet précieux, quoique
mauvaise tête : elle chante les rôles de soubrettes
dans les opéras de genre et remplace avec succès les
l^iies S'-Huberti et Maillard dans les grands opéras
avec une voix très-agréable : enfin elle a fait le service
de ces deux femmes depuis Pâques lorsque les occa-
sions l'ont exigées.
M"'^ Chéron. — Cette femme sur qui l'on comptoit
beaucoup, est devenue aussi paresseuse que son mari :
elle ne travaille pas.
DOUBLES
M"" JoiNviLLE. — Belle femme, belle voix, mais
dont on n'a pu rien faire depuis douze ans qu'elle est
à l'Opéra ; elle s'enivre, se lève à midi ; elle n'a jamais
voulu étudier, ce qui Va empêchée de faire aucun
progrès.
M"® Buret. — Cette femme a une belle voix : elle
n'est plus présentable dans aucun rôle en pied, à cause
de son énorme grosseur ; elle ne peut être utile que
y6 l'opéra secret au xviii^ siècle
pour chanter les rôles de de'esses dans les gloires et les
chars.
M"" Gavaudan l'aînée. — Elle a une assés jolie
voix pour chanter des petits airs : nullement capable
de chanter un rôle : c'est elle qui par sa méchancetée a
gâté le caractère du sieur Lainez, avec qui elle vit
depuis longtemps.
M"° AuDiNOT. — Méchante femme sans talents, que
l'on supporte dans quelques petits rôles, faute d'autres
sujets.
M"e Mulot. — Sujet élevé à l'École de chant ; elle
est très-utile et le deviendra davantage ; sans elle, on
auroit fermé la porte de l'Opéra , par la mauvaise
volonté des premiers sujets de son sexe.
M"'= LiLLETTE. — Jeune sujet, élève de l'École de
chant, d'une figure agréable et théâtrale pour les rôles
de princesse, elle a débuté avec succès et s'occupe con-
tinuellement d'augmenter son talent.
M"« Saint-James. — Joli sujet , quoiqu'avec une
petite voix, pour chanter les ariettes et les petits airs.
ÉTAT DES PREMIERS SUJETS
DE LA DANSE
PREMIERS DANSEURS
M. Gardel. — Premier danseur et maître des bal-
lets. Voyés son caractère à l'article comité.
M. Vestris. — Excellent danseur dans son genre,
mais bête, insolent, impudent, ne se prêtant jamais au
bien de la chose lorsque les circonstances l'exigent ,
quelques raisons qu'on lui donne pour l'y engager, et
cela parce que son père lui dit que moins il dansera et
plus le public l'applaudira.
M. NivELON. — Danseur agréable dans la panto-
mime, il sert assés exactement.
l'opéraenijSS 77
PREMIERS REMPLACEMENTS
M. Favre. — Aide du maître des ballets, danseur
me'diocre, d'une mauvaise santé, mais il n'y en a pas
un meilleur pour doubler M. Gardel.
M. Laurent. — Figure de magot, mais que le
public trouve bon dans les danses de caractère.
M. Frederik. — Assés bon pour doubler le sieur
Vestris dans quelques circonstances pressantes.
M. GoYON. — Excellent danseur dans la pantomime,
mais la plus mauvaise conduite pour l'œconomie de
sa santé et celle de ses finances.
M. HuARD. — Mauvais sujet, médiocre danseur, il
s'est enfui à Bruxelles avec une femme, pour se sous-
traire à ses créanciers.
M. Laborie. — Jeune sujet de 17 ans, de la plus
jolie figure possible , il a de grandes dispositions , il
travaille beaucoup, il ne lui manque qu'un bon
maître.
M. SiviLLE. — Mauvais sujet pour la conduite et
pour son talent qu'il a négligé pour courir les femmes
débauchées et les tripots dans l'un desquels il a été ar-
rêté il y a 10 jours : on lui a rendu sa liberté sur la
représentation faite à M. de Crosne, qu'on en avait
besoin dans le moment.
PREMIERS SUJETS DE LA DANSE
M"° Guimard. — Cette demoiselle a fait un service
sans exemple depuis 1761, qu'elle est entrée à l'Opéra;
il seroit très fâcheux pour le public et pour l'Académie
que de mauvais conseils lui fissent perdre le mérite
d'une considération que l'on doit a ses longs services.
M"* Saulnier. — Belle femme, mais médiocre dan-
seuse, pour ne rien dire de plus.
78 l'opéra secret au xviii=^ siècle
Mlle PÉRiGNON. — Excélente danseuse dans son
genre.
M"e Langlois. — Actuellement enceinte , il y a
tout à craindre que le deffaut d'exercice ne nuise à son
talent.
PREMIERS REMPLACEMENTS
M"« RozE. — La meilleure danseuse dans le genre
noble : elle se rend difficile pour le service, par les
mauvais conseils de son maître, le sieur Vestris père.
M"<= Hilisberg. — Jolie danseuse, encore difficile
par les conseils de son maître, le sieur Vestris père.
M"« CouLON. — Bonne danseuse dans le genre noble,
mais froide, elle a cependant beaucoup acquis pendant
son séjour à Londres. Ses progrès sont très sensibles.
M"= DE LiGNY. — Danseuse me'diocre qui , malgré
son travail, n'augmentera pas beaucoup son talent.
M"« Zacarie. — Médiocre danseuse qui restera telle
qu'elle est.
M"" Miller. — Excélente danseuse quoiqu'un peu
froide, elle travaille sans relâche à devenir premier
sujet, elle ne répugne à rien pour le bien du service.
M"" Laure. — Cette jeune tille ne fait dans ce mo-
ment aucun service pour cause de maladie de femme, il
faut attendre l'époque pour savoir ce qu'elle deviendra.
M"« Trosche. — Jeune danseuse qui travaille beau-
coup, et qui double la demoiselle Pérignon à la satis-
faction du public.
Croyez-vous qu'il fût bien aisé de conduire une
troupe où les sujets zélés et de caractère traitable
étaient de beaucoup en minorité ? Quelle peine devait
avoir le directeur à composer les spectacles au milieu
de ces exigences qui se contrariaient l'une l'autre, de
ces départs subits, de ces caprices d'un jour ! Tantôt
L OPERA EN I 788 79
c'est la Guimard qui, une fois le re'pertoire arrêté pour
la semaine, envoie dire qu'elle compte se purger le
mardi, qu'on ait donc à changer le spectacle. A quoi le
directeur répond qu'il ne changera rien, et qu'il fera
doubler M"« Guimard si elle ne veut pas danser.
« Toutes ces propositions, ajoute Dauvergne, ne sont
faites que parce qu'il y avait une petite partie organisée
pour aller à Lay (l'Hay) passer le mardi, le mercredi et
le jeudi. Voilà le résultat de la liaison de la Guimard avec
toutes sortes de canailles ; je pense que c'est vérita-
blement le mot propre de cette pernicieuse société! »
Tantôt, c'est le jeune Vestris, qui imagine de faire le
boiteux et de dire qu'il s'est blessé à la jambe, pour
ne pas danser dans Panurge : Dauvergne le guérit su-
bitement en lui annonçant que s'il ne danse pas, il
sera à l'amende de tout son mois. Un autre jour, il
se produit à l'Opéra un miracle étrange. Lainez re-
fuse un soir de chanter dans Evelina, , disant qu'il ne
pouvait articuler un son, et le lendemain il accourt
chez le directeur, assurant qu'il reprendra son service
dès le lendemain : il avait suffi pour le guérir qu'un
jeune inconnu débutât avec succès dans le rôle même
où il croyait qu'on ne pourrait jamais le remplacer *.
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. — Le mois précédent,
certains artistes qui étaient allés danser à Londres avaient reparu à l'Opéra.
En annonçant cette nouvelle à M. de la Ferté , Dauvergne indique par son
expression qu'on avait alors une singulière façon d'apprécier le mérite d'une
danseuse. <c Les débuts anglois ont eu lieu hier. La demoiselle Coulon a dansé
la première; il m'a paru, ainsi qu'à tous les spectateurs, qu'elle a fait beau-
coup de progrès, surtout dans les sauts, car elle a fait voir, au moins dix fois,
dans de très longues pirouettes , le plus haut bouton de son caleçon : elle a
été très applaudie. » ( Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre du
12 juillet 1788.)
8o l'opéra secret au XVIII^ SIÈCLE
Mais quand la maladie venait accroître tous ces em-
barras, la tâche du directeur devenait presque impos-
sible, et la grippe se'vit pre'cisément avec une grande
rigueur en l'année 17B8. Aussi, faut-il voirie désespoir
de Dauvergne, qui ne sait vraiment à quel saint se
vouer. « Je joins ici le répertoire pour la semaine,
écrit-il le 3o août à M. de la Ferté. Vous y verres que
l'on ne donnera point de ballet d'action demain; en
en voici les raisons : M"^ Guimard a fait dire qu'elle
étoit incommodée, la demoiselle Pérignon l'est aussi,
la demoiselle Langlois est prête d'accoucher, la demoi-
selle Ligny est toujours hors d'état de danser, j'ai
envoyé un congé de deux mois à la demoiselle Zacha-
rie, la demoiselle Laure ne danse plus ; la demoiselle
Trosche est dans son lit de la suite d'une entorse
qu'elle a pris il y a trois semaines ; malgré tous ces
invalides, si Guimard avait pu danser, peut-être au-
roit-on pu imaginer de donner quelque chose, ne fût-ce
que la Chercheuse d'esprit^ mais, dans le moment
qu'elle a envoyé dire qu'elle étoit hors d'état de
danser, j'ai appris que M. Nivelon est tombé avant-
hier, qu'il s'est, m'a-t-on dit, cassé une dent et fendu
une lèvre , que le sieur Goyon est attaqué de la
grippe comme les trois quarts de Paris; enfin, Mon-
sieur, je vois avec satisfaction que, malgré cette épi-
démie, nous pouvons jouer l'opéra, quoiqu'avec la
moitié de nos chœurs de moins et un tiers de l'or-
chestre malade. »
En dépit des efforts héroïques du directeur, l'année
1788 (de Pâques 1788 à Pâques 89), fut des plus mau-
vaises et se termina par un gros déficit. Lasalle, le
l'opéra EN 1788 81
digne secrétaire du comité, saisit aussitôt cette occasion
et adressa au ministre un rapport secret où il attribuait
ce malheur à la mauvaise direction de Dauvergne.
Celui-ci, ayant été informé de cette attaque calom-
nieuse, écrivit sur Theure à M. de la Ferté une lettre
très digne où il énumérait simplement les causes du
déficit, lesquelles du reste n'étaient pas difficiles à dé-
couvrir. « Ce délabrement, dit-il, a été occasionné
cette année par un froid rigoureux pendant 60 jours ;
par l'établissement d'un spectacle musical (l'Opéra
Italien) qui attire plusieurs amateurs qui venoient à
rOpéra ; par les circonstances des affaires du tems qui
inquiettent nombre de citoyens sur leurs fortunes et
plus encore; par la tranquillité des sujets qui sans rien
faire reçoivent les appointemens et ne rougissent point
de prendre des prétextes pour se dispenser de remplir
leurs devoirs ; enfin par le grand nombre de congés
accordés à des sujets nécessaires. » Il termine cette
lettre fort habile par cette simple réflexion qui en
disait plus que de longues phrases : « J'ai appris hier
que le sieur Lasalle a présenté, il y a quelques jours,
au ministre un mémoire contre moi; je n'en ai point
été étonné, puisqu'on a eu la bonté de ne le pas chas-
ser lorsqu'il a eu l'audace d'en présenter un contre
vous il y a 4 ans : je lui pardonne toutes les coquineries
qu'il fera ou qu'il écrira contre moi*.»
Parmi les causes qui avaient amené ce déficit dans
la caisse de l'Opéra, il en est une qu'il faut tirer au
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre de Dauvergne, du
2é mars 17S9.
Sa l'opéra secret au xvin'' siècle
clair, parce qu'elle peut être d'un utile enseignement
pour ceux qui s'occupent d'économie théâtrale : il
s'agit de la paresse des artistes, qui ne cherchaient qu'à
s'enrichir en jouant le moins possible. Le 3 janvier
1784, le roi avait rendu un arrêté qui fixait un maxi-
mum pour les traitements (9,000 livres pour les pre-
miers sujets, 7,000 pour les remplaçants, 3, 000 pour
les doubles) et supprimait les feux^ mais confirmait les
sujets admis au partage dans leur droit sur les béné-
fices résultant de recettes plus avantageuses, dues en
partie à leur zèle, à leurs travaux, ainsi qu'à leur
économie dans les dépenses. Ce règlement répon-
dait bien aux idées d'association, de libre exploita-
tion que les artistes mettaient toujours en avant.
Les premiers artistes ayant droit au partage étaient
bien les mêmes qui recevaient jadis des feux, mais
au moins le bénéfice qui leur revenait maintenant
n'était que le résultat du bien qu'ils faisaient à la chose
publique, au lieu d'être une sorte d'apanage de leur
talent.
A peine voulut-on appliquer ce règlement qu'on vit
tous les premiers sujets refuser à qui mieux mieux de
chanter et de danser : c'étaient les petits qui faisaient
presque toute la besogne. Et pourtant les premiers
sujets n'auraient eu à répartir qu'entre eux les béné-
fices que leur concours eût fait réaliser, mais chacun
prétendait se reposer et partager ensuite le bénéfice
produit par le travail d'autrui.
Après quatre ans de ce régime, le directeur put
dresser et envoyer au ministre cet État du nombre de
fois que les premiers sujets du chant et de la danse ont
l'opéra EN 1-88 83
chanté ou dansé pendant les années ci-après*. Je prends
seulement dans ce tableau les plus célèbres artistes du
chant : la proportion est la même pour tous les sujets
copartageants.
NOMS
LORS DES FEUX
1780 1781 17S2 1783 1784
Lainez
Chéron
Lays
Rousseau
Moreau
M""=^ Saint-Hubert}-
Maaiard
Gavaudan aiuée. . ,
129
141
79
141
93
166
121
198
IIO
DEPUIS LA SUPPRESSION
DES FEUX
1785 17S6 1787 1788
Nous voilà loin du temps où Legros s'écriait élo-
quemment dans un discours qu'il adressait à tous ses
camarades réunis lors de la création du comité et des
artistes copartageants (17 avril 1780) : « Oublions nos
intérêts particuliers et ne nous occupons que du bien
général qui refluera sur nous dans une proportion que
la justice seule combinera suivant le mérite de tous
ceux qui doivent y coopérer. »
L'expérience de la suppression des feux ayant donné
un résultat aussi mauvais que possible, le roi rendit le
2 avril 1789 un arrêt par lequel il les rétablissait dans
les conditions suivantes : tout premier sujet du chant
Archives nationi'.es. Anden régime. O i, 651.
84 l'opéra secret au X V 1 1 1 • s I È C L K
devait chanter au moins soixante-dix fois dans l'anne'e,
à moins d'empêchement très sérieux. Pour chaque
représentation en moins, il encourait une amende de
48 livres et pour chaque représentation en plus, il
recevait un feu de 48 livres, mais seulement jusqu'à
concurrence de cent dix représentations. On avait cru
devoir établir ce maximum pour permettre aux doubles
et aux débutants de se produire : il avait fallu réveiller
le zèle des artistes par l'appât d'un gain [immédiat,
mais il était prudent de se mettre en garde contre leur
avidité , comme auparavant contre leur paresse
égoïste.
Cependant, la lutte entre le directeur et le comité
prenait chaque jour un caractère plus aigu : les artistes
qui, peut-être, avaient eu vent du long rapport de
Dauvergne, le traitaient d'espion et l'insultaient en
plein comité. Celui-ci résolut de se retirer et, le 2 mai
1789, il adressa sa démission au ministre dans une
longue lettre, qui débute ainsi : « D'après les calom-
nies atroces que répandent contre moi les premiers
sujets de l'Opéra, dont le sieur Vestris ne vous a dit
qu'une partie, il en coûte à mon cœur de vous dire
que, malgré mon attachement inviolable pour vous, il
ne m'est plus permis de rester à l'Opéra. » Puis il
explique longuement à quelles persécutions il est en
butte de la part des membres du comité, qui allaient
jusqu'à tenir entre eux des conférences pour se liguer
contre lui. Son autorité méconnue , ses ordres
annihilés, son honnêteté même suspectée (le comité
avait décidé que deux membres l'accompagneraient
chez le ministre pour être témoins des comptes qu'il
l'op£baeni788 85
rendraiti : tels étaient les tourments moraux qu'il
avait subis durant quatre ans, alors que des embarras
de toute sorte rendaient la direction de l'Ope'ra de plus
en plus difficile. La perspective de se trouver encore
en face d'un comité tel qu'il n'oserait plus ouvrir un
avis, tant il était sûr de le voir repoussé, le décidait à
prendre sa retraite, et il implorait humblement cette
grâce du ministre dans cette longue lettre d'une sim-
plicité touchante qui se terminait par ce triste avis :
« J'ai l'honneur de vous renvoyer cy joint le supplé-
ment de l'arrêt du conseil du 28 mars, sur lequel je ne
ferai pas d'autre observation, sinon que le prétendu
pouvoir qui y est attribué à la place de directeur géné-
ral n'est qu'illusoire *. »
Ce n'était guère le temps de chanter ni de danser:
les États Généraux allaient se réunir dans trois jours,
et le roi n'avait plus le loisir de s'occuper à régen-
ter l'Opéra et à raffermir le pouvoir du directeur,
alors que le sien propre était déjà bien menacé. Le
ministre pria Dauvergne de garder encore la direc-
tion dans ces circonstances difficiles; celui-ci con-
sentit. Du reste, le ministre ne cache pas au direc-
teur, dans sa lettre du 24 mai, que le roi, tout en
étant satisfait de l'ordre et de la précision du compte
qu'on lui avait mis sous les yeux, s'était montré très
fatigué des tracasseries survenues à l'Opéra : « J'es-
père, dit-il, qu'il n'en sera plus question. » Il ne se
trompait pas.
La politique et les troubles précurseurs de la Révo-
* Archives nationales Ancien régime. O i, 629. Lettre de Dauvergne, du
I mai 1789.
86
l'opéra secret au xvm* SièCLK
lution faisaient déjà de nombreux loisirs à l'Opéra,
qui devait à chaque instant fermer ses portes. Le
devoir du directeur, à cette époque agitée, était surtout
de défendre le théâtre même contre la foule, qui venait
y quérir des armes; ce rôle exigeait de la fermeté, et
Dauvergnc sut le bien remplir jusqu'au 8 avril 1790.
A ce moment, la Ville de Paris reprit l'Opéra dans
ses attributions, et en confia la direction aux prin-
cipaux sujets, aux délégués des chœurs, du chant, de
la danse, de l'orchestre, et à des commissaires mu-
nicipaux. De ce jour-là, les membres du comité re-
trouvèrent toute la douceur et la mansuétude
dont ils avaient fait preuve à l'égard de Morel ; ils
avaient facilement pressenti qu'il y aurait plus de
danger à tergiverser avec des gens comme Henriot,
Chaumette, Leroux et Hébert , qu'avec un direc-
teur général, un intendant des Menus ou un ministre
de la maison du Roi : ils se tinrent cois et filèrent
doux.
^s:~- _-.^>-*'*fe — ANS le courant de l'année 1 77Q,
K/ trois jeunes gens débutèrent à
l'Opéra qui devaient tous trois
devenir célèbres dans les fastes
du théâtre et qui, durant leur
longue carrière, se trouvèrent
souvent, soit par hasard, soit
de leur volonté, en communauté de succès et d'intérêts.
L'un s'appelait Augustin- Athanase Chéron et avait
reçu de la nature une admirable voix de basse, étendue,
égale, d'un timbre métallique ; il avait en outre une
belle taille et une physionomie agréable. Toutes ces
qualités réunies lui firent obtenir un ordre de début
sans qu'il eût chanté nulle part auparavant : un jeune
homme de moins de vingt ans, si bien doté par la na-
ture, ne pouvait qu'être favorablement accueilli par le
galant public de l'époque et, de fait, il fut chaudement
applaudi dès son entrée en scène.
12
go I. ' O P É R A SECRET AU X V 1 1 1 * SIECLE
L'autre était encore plus jeune : il n'avait que dix-
neuf ans. Rousseau avait fait toutes ses études littérai-
res et musicales à la maîtrise de la cathédrale de
Soissons, sa ville natale, d'où il était sorti à dix-sept
ans. Assez bon musicien et doué d'une belle voix de
ténor aigu ou haute-contre^ il débuta avec un tel éclat
au théâtre de Reims, qu'il fut bientôt signalé aux direc-
teurs de l'Opéra : un ordre du ministre le manda à
Paris. Le succès qu'il remporta à ses débuts le fit ad-
mettre aussitôt comme doublure de Legros, puis, à la
retraite de celui-ci, il partagea les premiers rôles avec
le célèbre Lainez, tenant de préférence ceux qui,
comme Orphée ou Atys, exigeaient un organe assez
souple.
Le troisième, âgé de vingt et un ans, s'appelait Fran-
çois Lay. Né dans un village de la vieille Gascogne,
élevé au monastère de Guaraison, où il avait reçu une
instruction musicale assez solide, le jeune Lay, qui
s'était destiné d'abord à l'état ecclésiastique, puis à la
magistrature, étudiait le droit à Bordeaux quand il
reçut l'ordre de se rendre à Paris pour être essayé à
l'Opéra : il possédait, en effet, une remarquable voix de
ténor grave qui lui avait acquis dans sa province une
juste renommée. Il se lit entendre le lo octobre à
l'Opéra dans un air de Berton :
Sous les lois de l'hymen
Quand l'amour nous engage...
qu'on avait intercalé tout exprès dans le ballet de la
Provençale: le public admira sa belle voix et battit des
mains. Il fut admis et débuta le 3i du même mois,
ART, ARGENT ET POLITIQUE gi
dans Théophile de l'acte de Théodore, de l'ope'ra de
Floquet : l' Union de l'Amour et des Arts. Cette seconde
apparition confirma le succès du jeune Lays (et non
plus Lay) : sitôt admis à l'Opéra, il avait prudemment
ajouté une lettre à son nom pour éviter de trop faciles
plaisanteries.
Ces trois débutants avaient bientôt rempli toutes les
espérances qu'on avait fondées sur leurs heureuses dis-
positions naturelles, et ils étaient rapidement montés
dans l'estime du public, qui leur témoignait une grande
sympathie ; mais à mesure que leur crédit augmentait,
leur amour-propre grandissait d'autant : ils étaient à
peine depuis un an à l'Opéra qu'ils se faisaient déjà
remarquer par leur mauvaise tète et leurs caprices de
parvenus. Un malheur terrible allait bientôt mettre en
lumière leur orgueil et leur égoïsme.
Le 8 juin 1781, un effroyable incendie , dans lequel
périrent près de trente personnes , détruisit le théâtre
du Palais-Royal , affecté à l'Opéra. Le roi décida sur-
le-champ que ce désastre ne devait pas interrompre les
représentations; mais où découvrir une salle conve-
nable ^ Lors de l'incendie de 1763, l'Opéra avait
trouvé asile dans la salle des Tuileries, mais aujour-
d'hui cette salle servait de refuge à la Comédie-Fran-
çaise, laquelle avait abandonné son théâtre qui menaçait
ruine et attendait là que la salle de l'Odéon , bâtie sur
le terrain de l'hôtel de Condé, fut terminée. Quelque
hâte que mît de son côté l'architecte Lenoir à cons-
truire la salle de la Porte-Saint-Martin, l'Opéra ne
pouvait chômer jusque-là, et il dut se réfugier dans la
petite salle des Menus-Plaisirs du Roi, rue Bergère,
92 l'opéra secret au WIII' SIE_CLE
OÙ l'on ne pouvait représenter que de tout petits ou-
vrages, sans aucun luxe de décors ni de mise en scène.
irfallut encore un assez long temps pour aménager
cette salle, et ses nouveaux hôtes n'en purent prendre
possession que le 14 août. Dès le lendemain du désas-
tre , les artistes de l'Opéra avaient bien reçu à la fois
l'ordre de ne pas s'éloigner de Paris et l'assurance que
leurs appointements seraient intégralement payés, mais
nos trois ambitieux auraient cru déroger en chantant
dans cette salle miniscule et pensèrent d'autre part qu'ils
tireraient meilleur parti de leur talent à l'étranger. Ils
résolurent de fuir, et Rousseau se sauva le premier.
M. de la Ferté instruisit aussitôt le ministre de cette
désertion. « J'ignore, lui écrit-il le 26 juillet, si vous
avez vu les sieur Lais et Chéron , mais tout le monde
assure qu'ils sont fort sollicités pour aller aussi à
Bruxelles, et qu'ils en ont fort envie ; je crois qu'il seroit
prudent de les faire surveiller sans qu'ils s'en doutas-
sent, car si l'on les perdoit , je ne sçai ce que l'on
deviendroit ; je pense, et plusieurs personnes sont de
mon avis, que jusqu'à ce que le théâtre soit ouvert, il
faudroit leur promettre une gratification extraordi-
naire , qui leur remplaçât les feux dont ils sont privés
depuis la clôture du théâtre; je sens bien, monsei-
gneur, que tout cela fait des augmentations de dépen-
ses ; mais encore vaut-il mieux dépenser quelque chose
de plus que de tout perdre ; je cro's aussi qu'il faudroit
tout tenter pour avoir de gré ou de force le sieur
Rousseau qui est à Bruxelles. * »
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 640. Toutes les pièces ayant trait
à cette affaire sont dans le même registre.
ART, ARGENT ET POLITIQUE 9:)
La conduite de ces trois artistes était d'autant plus blâ-
mable qu'elle pouvait compromettre gravement les inté-
rètsdu théâtre et de leurs camarades. Le fait qu'on était en
retard pour les payer ne pouvait les excuser : pareil re-
tard était presque naturel au milieu de tels embarras,
et M. de la Ferté faisait toute diligence pour les sol-
der. Dans cette même lettre du 26, il priait instam-
ment le ministre de ne pas perdre un instant pour
obtenir du ministre des finances le règlement des
appointements du mois de juin et exprimait la crainte
que « si Laïs, Chéron et plusieurs autres qui devroient
avoir reçu leur mois de juin il y a plus de quinze
jours et qui n'ont que cela pour vivre , essuyoient
encore quelques retards, il seroit à craindre qu'ils ne
s'en allassent encore plus promptement. »
Nouvelle alerte le lendemain 27. Dauvergne a décou-
vert de nouvelles intrigues et en avertit directement
le ministre. « Je viens d'apprendre que le sieur Rous-
seau, haute-contre de l'Opéra , qui a disparu depuis
quinze jours, est à Bruxelles. Je l'ai appris par une
lettre, qu'en a reçu le sieur Lays, pour l'engager à
aller le joindre ; il n'y a pas à douter qu'il en a écrit
autant au sieur Chéron, quoique ce dernier n'en ait
encore rien dit ; vous voyez, monseigneur, combien
il seroit essentiel que l'on piit faire revenir ce jeune
homme pour faire un exemple qui contînt les autres
sujets de son âge, qui, ne voyant que les avantages
momentanés qu'on leur propose, pourraient s'évader
d'un moment à l'autre. «
Le ministre céda aux avis concordants de Dauvergne
et de La Ferté, et dès le lendemain 28, il écrivit quatre
94 l'opéra secret au xviii» siècle
lettres: l'une, au comte de Vergennes, ministre des
Affaires étrangères, lui annonçant la fuite de Rousseau,
et le priant de faire requérir par le comte d'Adhé-
mar, notre représentant à Bruxelles, la faculté d'arrêter
le fugitif; — l'autre, au comte d'Adhémar, pour le
prier de s'assurer si Rousseau ne serait pas engagé au
théâtre de Bruxelles, et de s'enquérir, dans ce cas, s'il
serait possible de le faire dégager, et par quels arran-
gements on pourrait y parvenir ; — la troisième, au
lieutenant-général de police Lenoir, lui mandant de
faire surveiller de très-près, sans qu'ils s'en doutent,
les sieurs Laïs et Chéron, et de les arrêter sur-le-
champ dès qu'il serait assuré qu'ils se disposent à
quitter Paris; — la quatrième enfin, à M. de la Ferté,
lui annonçant toutes les mesures qu'il vient de pren-
dre, par surcroit de précaution, pense-t-il, et quoi que
lui-même ait vu la semaine précédente Lays et Chéron,
et qu'ils l'aient bien assuré qu'ils ne songeaient aucu-
nement à s'en aller.
Au reçu de la lettre ministérielle , Lenoir avait
chargé un inspecteur de police, Quidor, bien connu
des artistes pour la façon pleine d'urbanité dont il rem-
plissait son dur ministère, de se rendre aussitôt auprès
de Dauvergne pour apprendre de lui les adresses des
deux chanteurs qu'il devait surveiller et tous les ren-
seignements nécessaires. Le 3o juillet, Lenoir annon-
çait au ministre que ses ordres étaient exécutés et les
filets tendus autour des deux artistes. Ceux-ci, d'ail-
leurs se tenaient sur leurs gardes et ne firent pas mine
de vouloir s'échapper durant plus de quinze jours. La
patience échappa enfin à Lays, qui prépara son départ
ART, ARGENT F, T POLITIQUE 9^
dans le plus grand secret ; mais la police de Dauvergne
était bien faite, et celui-ci eut aussitôt vent de l'afiFaire.
Il écrivit en toute hâte au ministre, le 17 août ;
Monseigneur, j'ai eu avis à neuf heures du matin
que le sieur Lays faisoit ses dispositions pour partir
pour Bruxelles ; j'ai été dans l'instant chez l'inspecteur de
police chargé de vos ordres pour surveiller les sieurs
Chéron et Lays, il a fait observer ce dernier et a sçu
qu'il avait envoyé sa maie au bureau de la diligence de
Valenciennes ; il s'y est transporté et a arrêté la dite
maie pour rester au bureau jusqu'à nouvel ordre : j'ai
rendu compte de tout à M. de La Ferté, qui m'a
chargé de vous envoyer un exprès pour que vous fas-
siés parv^enir vos ordres relativement à cette circons-
tance. Son avis est que le sieur Lays, attendu la preuve
qu'on a du dessein qu'il avoit de s'évader, soit mis en
prison ce soir jusqu'à ce que vous en ordonniés autre-
ment : j'attendrai vos ordres pour les faire passer à
l'inspecteur à qui je donnerai rendez-vous chez moi,
oia vous voudrés bien avoir la bonté de les envoyer à
M. le Lieutenant-Général de Police. Je suis avec un
très-profond respect, etc.
A onze heures et demie du soir arrivait du ministère
l'ordre d'enfermer le fugitif, et dans la nuit même,
Quidor s'assurait de Lays et le menait au For-l'É-
vêque. Cependant, la direction de l'Opéra, se rappe-
lant le jugement porté par Gluck sur son dernier
ouvrage : « Il ne peut y avoir de trop grand théâtre
pour Iphigénie en Aiilide, ni de trop petit pour Écho
et Narcisse, » se préparait à reprendre cet opéra aux
Menus-Plaisirs; mais on avait besoin de Lays pour
chanter le rôle de Cynire, joué auparavant par Legros:
96 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE
on décida donc de le faire sortir de prison pour le
seul temps de la représentation. Cette brillante reprise
eut lieu le 3i août, et Lays se distingua tellement par
son chant et son jeu, qu'on oublia aussitôt tous ses
torts * : il n'était pas resté plus de deux jours en prison.
Mais pour recouvrer sa liberté, en raison du besoin
qu'on avait de lui, il avait dû signer l'acte suivant,
que Lenoir transmit au ministre en lui annonçant la
mise en liberté du prisonnier.
SOUMISSION
Je soussigné, François Lays, acteur de l'Académie
royale de musique, promet et m'engage sous parole
d'honneur de ne point sortir de Paris sans une per-
mission expresse du ministre et jusqu'à l'expiration de
mon engagement.
A Paris, le 20 aoust 1781.
LAYS **.
Des trois coupables, l'un n'ayant pas été pris sur le
fait, n'avait pu être puni; l'autre venait de reconquérir
sa liberté par son talent; Rousseau seul était arrivé à
bon port à Bruxelles, d'oîi il bravait les foudres du
ministre. Le comité de l'Opéra se désolait de la perte
de cet excellent sujet et harcelait Amelot pour qu'il le
fît ressaisir. Il émettait encore ce vœu dans la séance
du 20 août, sans savoir que depuis un mois le ministre
attendait une réponse de Bruxelles. « Il seroit bien
essentiel que le ministre fît l'impossible pour faire
* Mémoire! secrets, 8 septembre 1781.
** Archives de l'Opéra. Registres des Menus-Plaisirs.
A RT. ARGENT ET POLITIQUE 07
revenir le sieur Rousseau de Bruxelles, d'autant que
cette ville est le seul azile pour les sujets de l'Opéra,
et la seule où ils puissent exercer leurs talents ; si par
des causes inconnues on ne pouvoit pas ravoir les
sujets qui yroient se réfugier dans cette ville, il y au-
roit à craindre que cela ne dévastât l'Opéra des jeunes
sujets à qui on feroit un sort considérable à Bruxelles
avant même qu'ils n'eussent un talent décidé : c'est au
ministre à juger ces observations. »
Le lendemain , le ministre recevait de Sénac de
Meilhan, intendant de la province du Hainaut, rési-
dant à Valenciennes, une relation très complète des
précautions qu'on avait prises en pure perte pour arrê-
ter Rousseau. Celui-ci était en sûreté à Bruxelles
depuis un mois que la garnison de Valenciennes le
guettait encore au passage.
Monseigneur,
J'ai reçu la lettre dont vous m'avez honoré le 17 du
mois dernier, à laquelle étoient joints des ordres du
Roi pour faire arrêter et constituer prisonnier le
nommé Rousseau , acteur chantant de l'Académie
royale de musique, qui avoit pris la fuite et que l'on
croyoit devoir passer par Valenciennes, pour aller en
Allemagne.
A la réception de ces ordres, je les fis remettre sur le
champ, avec plusieurs copies du signalement du sieur
Rousseau, au Prévôt général de la maréchaussée de
Valenciennes, lequel en fit tout de suite part au Lieu-
tenant du Roi de cette ville, à qui il remit plusieurs
copies du dit signalement : ce commandant fit dis-
tribuer, sans perte de tems, ces copies à tous les consi-
gnes des portes de Valenciennes, avec ordre de faire
i3
q8 I. OPÉRA SECRET AU XVIU' SIECLE
descendre, soit à l'entrée soit à la sortie, tout voyageur
en voiture quelconque, pour pouvoir signaler tout
entrant et tout sortant.
Le Prévôt général, qui avoit pareillement remis des
copies dudit signalement aux officiers et cavaliers de
la maréchaussée de la Résidence de Valenciennes, en
leur promettant une récompense, s'ils parvenoient à
arrêter le dit Rousseau, vient de me rapporter les
ordres du Roi en m'assurant qu'il avoit fait tout ce qui
avoit pu dépendre de lui, et pris les mesures les plus
exactes pour parvenir à s'assurer de la personne du dit
sieur Rousseau, et qu'il étoit certain qu'il n' avoit point
passé par Valenciennes; en conséquence j'ai l'honneur
de vous renvoyer les dits ordres du Roi.
Si l'on n'avait pas rattrapé Rousseau, ce n'était
certes pas faute de signalements.
Pour comble de disgrâce, le ministre de la Maison du
roi recevait le même jour de son collègue aux Affaires
étrangères la nouvelle que leur démarche diplomatique
à Bruxelles avait complètement échoué. Voici ce que
le comte de Vergennes écrivait à Amelot le 2 1 août :
J'ai l'honneur, Monseigneur, de vous envoyer la
réponse du Gouvernement général des Pays-Bas Au-
trichiens au mémoire présenté par le sieur de la Grèze,
chargé des affaires du Roi à Bruxelles en l'absence de
M. le comte d'Adhémar, pour requérir l'arrêt du
nommé Rousseau, haute-contre de l'Opéra de Paris,
au sujet duquel vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
le 28 juillet dernier. Vous verrez par cette réponse,
monseigneur, que le Gouvernement des Pays-Bas ne
trouve dans le cas dont il s'agit que la matière d'une
action privée à la charge de Rousseau, contre lequel la
ART. ARGENT ET POLITIQUE 99
direction de l'Opéra seroit obligée de se pourvoir en
justice réglée.
Le Gouvernement de Bruxelles allègue à ce sujet
l'exemple des deux acteurs qui, en 1777, avoient aban-
donné le théâtre de cette ville et contre lesquels le
directeur de spectacle fut réduit à plaider ; il s'agit des
sieurs d'Azincour et Beauval qui, après avoir contracté
des engagements pour le spectacle de Bruxelles, s'atta-
chèrent ensuite à ceux de Paris ; j'eus l'honneur de
vous en écrire le 12 may 1777. Par vôtre réponse du 24,
vous jugeâtes mal fondée la réclamation du directeur
de Bruxelles contre l'acteur Beauval, comme M. le
maréchal de Duras avoit de son côté rejette la réclama-
tion contre d'Azincour. Il paroit que le Gouvernement
des Païs-Bas s'autorise de cet exemple pour refuser
d'employer la voie de l'autorité contre Rousseau ;
mais outre que les circonstances de l'affaire étoient
très différentes, nous pourrions objecter que, de même
que le Roi étoit alors en droit de retenir des sujets nés
dans ses états et jugés nécessaires au service des spec-
tacles de la capitale , sa Majesté peut aussi réclamer
un de ses sujets qui a furtivement quitté ces spectacles
pour aller s'engager à celui de Bruxelles. Malgré cela
je prévois, monseigneur, beaucoup de difficultés à
obtenir de l'autorité du Gouvernement des Païs-Bas
l'arrêt et l'extradition de Rousseau. Il est engagé dans
la troupe de Bruxelles à raison de 36o francs par mois
pour le restant de l'année théâtrale. Vous trouvères
dans le bureau de la direction de l'Opéra beaucoup
d'exemples de sujets qui, ayant quitté ce spectacle sans
permission pour passer en pais étrangers, ont été vai-
nement réclamés, tels que le sieur Petit et la demoi-
selle Villebon à Bruxelles, les sieurs Vestris en Pologne,
d'Auberval en Angleterre, Lefebvre en Russie, et
d'autres qu'on pourra vous citer.
Après ces exemples, monseigneur, vous jugerés
100 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE
peut-être qu'au lieu de nous exposer à compromettre
en vain le nom du Roi pour de semblables objets, il
seroit plus convenable d'employer d'autres moyens soit
pour empêcher les sujets utiles aux spectacles de les
quitter, soit pour les rappeller après leur abandon. Au
surplus, lorsque vous aurés bien voulu vous faire ren-
dre compte de ces observations en général et particu-
lièrement de la pièce cy-jointe, je vous serai très obligé
de m'informer de vos dispositions en conséquence.
Réponse au mémoire remis par M. de la Grè^e,
le 2 aoiist ij8 1 .
Le Gouvernement général a toujours saisi avec em-
pressement les occasions où il pouvoit se prêter à des
démarches dictées par le système de complaisance ;
mais la demande sur laquelle porte le mémoire de
M. de la Grèze tend à des dispositions qui dépendent
uniquement du ministère de la justice et non de l'auto-
rité du Gouvernement.
On ne trouve en effet dans le cas du nommé Rous-
seau dont il s'agit que la matière d'une action privée que
la direction de l'Opéra de Paris peut avoir à la charge de
Rousseau, et c'est ainsy à elle à l'attaquer, si elle croit
en avoir matière, par devant son juge compétent qui
rendra certainement bonne et prompte justice sur* ses
conclusions, après avoir entendu la partie intéressée.
C'est sur ce pied aussi que la Cour de France a en-
visagé un cas de pareille nature arrivé en 1777, et où
il s'agissait de deux acteurs qui avoient abandonné le
théâtre de Bruxelles. La direction du spectacle de
Bruxelles a également été réduite à la ressource de
plaider, comme il se voit d'une lettre écrite à M. le
comte de Mercy-Argenteau par M. le comte de Ver-
gennes le 26 mai 1777.
Le Gouvernement général a donc lieu de se pro-
ART, ARGENT ET POLITIQUE lOI
mettre que la Cour de Versailles reconnaîtra qu'il ne
sauroit employer les voies de l'autorité' pour remplir
l'objet du mémoire de M. de la Grèze et que c'est une
affaire qui, par sa nature et ses circonstances, est du
ressort de la justice.
Fait à Bruxelles, le ii aoust 1781.
Il faut reconnaître que la diplomatie française avait
fait là un véritable pas de clerc.
Les prétentions et distinctions soulevées par le comte
de Vergenjies étaient tout à fait insoutenables. Lui-
même le reconnaît de bonne grâce et ne semble les
présenter à Amelot que pour masquer un peu leur
défaite. Amelot le comprit ainsi, et crut prudent de ne
pas se faire battre une seconde fois sur le terrain judi-
ciaire après avoir été vaincu sur le terrain diploma-
tique. Il prit le parti le plus sage , qui était d'attendre
que Rousseau consentît de lui-même à venir reprendre
son service à Paris. La première chose à faire était de
l'assurer de l'impunité la plus complète : ce qu'on fit.
Mais il en coûta encore une somme assez ronde pour
rapatrier le ténor fugitif ; car il fallut payer un dédit
considérable au directeur de Bruxelles, ainsi qu'il res-
sort de cette note de l'État de la dépense extraordi-
naire de l'année 1781-82 : « Comme il n'a pas été porté
en dépense sur le compte de 1781 à 82 la somme de
1,200 livres qui ont été remboursées à M. de Vougny
pour le retour de M. Rousseau de Bruxelles, il seroit
nécessaire de la porter sur cet objet. Cy : i ,200 livres.* »
* Archives nationales. Ancien régime. O i. 654.
I02 LOPERA SECRET AU XVIII* SIECLE
De cette façon les trois amis se retrouvèrent réunis,
à la fin de l'anne'e , dans la troupe de l'Opéra ,
et reprirent de plus belle le cours de leurs succès : leur
talent eut bien vite effacé dans la mémoire du public
le souvenir de leur folle équipée. Si bien qu'on les sur-
veillât, on n'était jamais sûr de les tenir longtemps,
malgré leurs protestations verbales et leurs soumissions
signées; aussi avait-on toujours l'œil sur eux. « Le
Comité a appris avec douleur que MM. Lays, Rousseau
et Chéron étoient surchargés de dettes ; il craint que
l'embarras où ils se trouvent ne les détermine à une
fuite inopinée ; le ministre est en conséquence supplié
de faire surveiller ces sujets, qui sont précieux à l'Aca-
démie. * » Ces trois indisciplinés n'avaient rien dimi-
nué de leurs prétentions artistiques et pécuniaires. Il
semblait même qu'on les eût desservis en les retenant
à Paris et qu'on dût les dédommager de cette perte ima-
ginaire. Leurs récriminations et leurs réclamations ne
laissaient pas de trêve au directeur, leurs exigences
dépassaient toute mesure : ils ne cessaient de se plain-
dre de leur maigre traitement et de maugréer contre
l'Administration. La fortune semblait même les pous-
ser dans cette mauvaise voie par la constance qu'elle
mettait à les favoriser.
Le retour de Dauvergne à l'Opéra en lySS exaspéra
les artistes, ces trois-là surtout, qu'on avait écartés du
comité. De plus , ils étaient singulièrement irrités par
l'application de l'arrêt rendu par le roi en son conseil
* Archives do l'Opéra. Registres âcs Menus-'Plaisirs. Compte que le comité
rend au ministre de ce qui s'est passé en son assemblée du 15 novembre 1781,
tenue chez M. de !a Ferté et en sa présence.
ART. ARGENT ET POLITIQUF; I o3
(i janvier 1784), établissant un maximum pour les dif-
férents traitements et supprimant les feux ; eux-mêmes
avaient pourtant beaucoup contribué à ce change-
ment et y avaient applaudi naguère. Bien qu'ils ne
fussent que remplaçants, on leur avait, à Pâques 1785,
attribué le traitement de premiers sujets, à seule fin de
les apaiser un peu ; mais ils ne montrèrent aucune satis-
faction de cette générosité et continuèrent de se plaindre
à tout propos, disant qu'ils étaient humiliés quand
ils se comparaient aux artistes des Comédies française
et italienne , et qu'ils ne pouvaient voir de sang-froid
la part de ceux-ci monter parfois jusqu'à trente mille
francs, alors qu'eux-mêmes, sujets du premier théâtre
de l'Europe, gagnaient beaucoup moins. Ils se lassè-
rent enfin de crier et voulurent agir. A l'approche de
Pâques 1786, leur mauvais vouloir prit peu à peu des
proportions inattendues et se traduisit par des refus de
service réitérés.
Ils trouvaient continuellement de faux prétextes
pour ne pas chanter et ne semblaient occupés que des
moyens de compromettre les intérêts du théâtre.
Depuis la rentrée de Pâques 1785, leur hostilité ouverte
avait mis bien souvent le directeur dans l'embarras.
Chéron avait pris prétexte d'une indisposition pour ne
plus paraître au théâtre, et Lays, avait refusé quantité
de fois de chanter son rôle dans la Caravane. Ces dif-
ficultés forçaient à tout moment le directeur de subs-
tituer des pièces usées à des ouvrages qui attiraient la
foule, et il en résultait une diminution notable dans les
recettes. Récemment encore, bien qu'on les eût préve-
nus à l'avance que le roi, la reine, l'archiduc et l'ar-
104 LOPÉRA SECRET AU XVIIl' SIECLE
chiduchesse honoreraient peut-être le spectacle de
leur présence, Rousseau et Lays avaient résisté à toutes
les instances qu'on leur faisait de chanter dans la Ca-
ravane du Caire : ils s'étaient trouvés enrhumés de
concert. Rousseau avait ajouté qu'il se ménageait pour
remplacer le lendemain Lainez dans l'Admète d'Alceste,
si celui-ci venait à être indisposé. Cette hypothèse in-
vraisemblable se réalisa pourtant, mais Rousseau refusa
encore de chanter, sous prétexte que son mal de gorge
avait augmenté, si bien qu'on avait dû avoir recours à
Lainez, qui, très-fatigué et très-enroué, se força pour
chanter, au risque de voir ses forces le trahir et sa voix
se briser.
Cet état de luttes intestines ne pouvait durer, et la
direction avait pris le parti d'adresser au ministre une
notice anonyme où tous ces griefs se trouvaient expo-
sés au long, et oîi elle exprimait à la fin l'avis qu'il
serait plus avantageux pour l'Opéra de congédier ces
trois SU) ets rebelles, dont la mauvaise volonté démontrée
était d'un très-dangereux exemple , et qu'il valait
mieux les perdre tout à fait que de laisser le théâtre
dans la continuelle inquiétude de savoir s'ils vou-
dront bien jouer ou non. a Leur absence, du moins,
laisseroit la liberté d'offrir avec plus de confiance au
public de nouveaux sujets auxquels il s'accoutume-
roit, et qui dédommageroient, par une conduite plus
régulière, de la perte qu'on auroit faite, et qui seroit
bientôt réparée par l'expérience que ces nouveaux
acteurs acquerroient journellement *. »
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. C'est dans ce carton que Si
trouvent toutes les pièces de cet incident.
ART, ARGENT ET P O I, I T 1 Q U K Io5
Par malheur, ces artistes rebelles avaient des protec-
teurs en haut lieu, ainsi qu'il appert par la lettre suivante
que Dauvergne adressait à La Ferte' le 6 mars au
matin :
Comme je ne doute nullement que votre intention
ne soit que cette année-cy s'achève sans fermer la
porte de l'Opéra, il faut vous rendre compte de tout ce
que j'ai presque vu et apperçu hier : voici de quoi il
est question.
M. le comte d'Ossun est venu me dire que la Reine
désiroit avoir à son concert de samedi prochain, 1 1 de
ce mois, les sieurs Lays, Rousseau et Chéron; je lai
ai observé que ce dernier étoit chargé du rôle
de Calchas dans Ylphigénie que l'on donnoit pour
la capitation ce jour-là, et que les deux autres étoient
des doubles qui pouvoient devenir nécessaires d'un
moment à l'autre; il m'a fait entendre que la Reine
compteroit au moins sur les sieurs Lays et Rous-
seau, etc.
Vous devés calculer de là ce que la scène que pré-
pare le ministre à ces trois jeunes gens va produire :
ils yront se plaindre à Versailles, par l'entremise et
même par la bouche de M . d'Ossun, qui ne me ménagera
sûrement pas : ils se plaindront encore à des personnes
qui ont besoin d'eux pour leurs ouvrages ; joignes à
cecy les comités clandestins qui se tiennent chés le
sieur Lasalle. Entin , monsieur, sauf votre meilleur
avis, je serois de celui d'attendre la clôture du théâtre
pour faire mander ces trois jeunes gens, ainsi que le-
sieur Gardel, chés le ministre qui alors leur diroit cfe-
qu'il convient...
La Ferté transmit le jour même cette lettre au mi-
nistre, avec une note très-pressante de sa main : « Vous
verrez, dit-il, combien M. d'Ossun nous met d'entra--
14
lOO L OPERA SECRET AU XVIIl' SIECLE
ves ; il est très-malheureux qu'il s'ingère ainsi de tout.
Il n'y auroit qu'un parti à prendre, qui seroit de repré-
senter à la reine que l'Opéra ne peut subsister ainsi,
surtout si les sujets trouvent les moyens de faire
parvenir jusqu'à elle des plaintes aussi injustes que
déplacées quand ils ne font pas leur devoir .. » Et
d'autre part, il mande à Dauvergne de suspendre jus-
qu'à nouvel ordre l'envoi aux trois artistes des lettres
les engageant à chanter à la cour.
Les mutins, de leur côté, faisaient de grands efforts
pour recruter des alliés parmi leurs camarades ; l'as-
semblée générale des sujets copartageants, qui se tenait
tous les mois, vint leur fournir une excellente occa-
sion pour déblatérer contre l'administration et le
directeur, — et ils ne s'en firent pas faute. Le pauvre
Dauvergne recueillit fidèlement toutes ces attaques, et
en composa un Compte rendu des propos indécents te-
nus dans la séance de V Académie royale de musique
le I"" mars 1786, qu'il adresse en hâte à M. de la
Ferté, pour décider le ministre à sévir.
Les sieurs Lays, Rousseau et Chéron ont dit qu'il
faudrait que l'on rendît compte à l'assemblée générale
des sommes provenantes de l'augmentation des loges à
l'année, ainsi que de toutes les sommes perçues au
nom de l'Opéra : que les acteurs n'étoient point faits
pour employer leurs talents et leurs peines pour soute-
nir une école fondée par le Roi, d'où il nétoit sorti au-
cun sujet depuis deux ans qu'elle existoit : qu'il en
sortoit seulement des batimens pour y jouer l'opéra.
Le sieur Lays a ajouté qu'il ne tenoit à rien dans un
pays où il n'étoit pas payé selon son mérite ; après
quoi ils ont dit tous les trois qu'on les avoit exclus du
ART, ARGENT ET POLITIQUE lO/
comité, d'où ils étoient, parce qu'ils y voyoient trop
clair, et qu'à présent il e'toit composé d'aveugles, etc.
Le sieur Gardel l'aîné a étayés tous ces propos en
disant que l'on n'avoit pas besoin d'une institution pour
avoir des sujets, puisqu'il n'en étoit point sorti depuis
deux ans : qu'il n'y avoit pas d'administration, parce
que si le comité en étoit une , on lui rendroit un
compte général de toutes les redevances de l'Acadé-
mie : qu'alors elle demanderoit l'emploi desdites som-
mes, etc.
On se permettra seulement d'ajouter à ce compte
rendu le caractère des quatre personnages cy-dessus :
Le sieur Lays a le caractère aussi noir que son visage
le dénote :
Le sieur Rousseau a de l'esprit et seroit fort bon
enfant, quoiqu'avec une tête picarde^ s'il ne fréquen-
toit que très-peu le sieur Lays, qui le rend vicieux :
Le sieur Chéron a la tète aussi légère qu'un jeune
homme de douze ans, il est fort bon enfant, mais le
sieur Lays, et peut-être Rousseau, l'ont menacé sou-
vent de lui donner des coups de bâton s'il se désunis-
soit d'avec eux.
Tout le monde connoît le sieur Gardel pour un
homme très-faible, il détestoit le sieur Lasalle qui avoit
voulu le perdre, mais celui-cy, chés qui réside le foyer
de la cabale, lui a tant fait de bassesses l'année der-
nière qu'il l'a séduit et ramené chés lui, où se tiennent
les petites assemblées pour tracasser l'administration.
Nommer le sieur Lasalle, c'est tout dire.
Cependant le ministre ne paraissait pas prendre l'ai-
faire autant à cœur que Dauvergne l'aurait désiré, et
les choses menaçaient de bien traîner en longueur, si les
trois artistes n'avaient forcé le ministre à sortir de son
ca!me affecté, en rompant eux-mêmes le silence et en
io8 l'opéra secret au XV m' siècli:
formulant leurs prétentions dans une demande en
règle. Ils exigeaient qu'on leur accordât à chacun
18,000 livres, au lieu de g, 000, et menaçaient de partir
en cas de refus. Ils offraient encore, si l'on ne voulait
pas leur accorder un revenu fixe, de se mettre en so-
ciété comme les autres Comédies, prétendant que le ré-
gime républicain, non-seulement améliorerait leur état,
mais aussi soulagerait les finances du roi des sommes
qu'il fallait fournir tous les ans pour combler le déficit.
Le régime alors adopté pour l'Opéra n'était pas telle-
ment différent de celui qu'ils préconisaient, et nous
avons vu au chapitre précédent quels beaux résultats
avait amenés à l'Opéra le régime républicain durant
la défaveur de Dauvergne, de 1782 à 1785. L'on sait
aussi quelle augmentation de faveurs et d'émoluments
avaient valu aux artistes de l'Opéra les nouvelles idées
de progrès et de liberté , mais ces trois chanteurs
n'étaient nullement satisfaits, et pensaient qu'à force
de solliciter et de menacer, ils obtiendraient du mi-
nistre , de guerre lasse , tout ce qu'ils voudraient.
Et ils s'étaient ligués pour formuler leurs préten-
tions et poser leur ultimatum : c'était une sorte de
grève à trois.
Cette fois , le ministre demanda à La Ferté de lui
fournir les éléments d'une réponse péremptoire. La
Ferté se retourna vers Dauvergne qui lui écrivit le
jour même (jeudi 9 mars) deux lettres très détaillées.
Dans la première, datée de deux heures, il lui propo-
sait des mesures de rigueur et assurait que, s'il avait
entière autorité à l'Opéra, il n'hésiterait pas à signifier
à ces trois artistes leur congé pour Pâques 1787, en
ART. ARGENT ET POLITIQUE I OQ
exigeant qu'ils fissent jusque-là un service très régulier,
qu'à dater de cette époque ils auraient leur congé avec
défense d'exercer leurs talents dans aucun théâtre ou
concert du royaume, et qu'enfin il leur ferait retenir
durant cette dernière année, à raison de tant par mois,
tous les emprunts qu'ils auraient pu faire précédem-
ment à la caisse. « Voilà, tout bien calculé, ajoutait-il,
ce que mériteroient ces trois messieurs qui pendant
leur dernière année feroient des réflections qui leur
feroient sentir leur sottise. »
Voici la teneur de sa seconde lettre :
J'ai l'honneur de vous envoyer cy-joint l'état de la
quantité de fois qu'ont chanté les sieurs Chéron, Lays
et Rousseau.
J'ai appris hier à neuf heures du soir que ces trois
jeunes gens vous ont écrit pour vous faire des demandes
sans exemples; je me doutois bien que l'explosion de la
sédition auroit son effet, mais je croyois du moins que
leur conseil les auroit engagé à différer à manifester leur
mauvaise volonté jusqu'après la clôture. Vous voyés,
monsieur, que ceci est le résultat des propos indécents
qui ont été tenus dans la dernière assemblée générale.
Je charge M. Francœur de vous communiquer une
lettre du sieur Rousseau, qui se sent bien la force
d'aller faire quatre lieues et chanter peut-être pendant
trois heures chés M. le comte d'Ossun, et qui prétend
que son médecin lui deflfend de chanter le rôle
d'Achille dans le cas où le sieur Lainez ne pourroit pas
chanter samedi; en vérité cela seroit trop choquant si
ce concert n'étoit pas pour la Reine : je me tais parce
que j'aurois trop de choses à dire qu'il faut taire.
j'ai pris hier au soir une boisson pour mon rhume,
qui m'a fait beaucoup de bien : j'espère d'ici à deux
L OPERA SECRET AU XVIII' SIECLE
jours être en état d'aller vous assurer moi-même du
respectueux attachement avec lequel je suis, etc.
Relevé du nombre de fois qu'ont chanté depuis le mois
d'avril iy85 jusqu'au 7 mars lySG :
MOIS
M. Chéron
M. Lays
M. Rousseau
Avril
Mai
13
12
9
9
6
„
8
8
2
x
4
9
6
8
6
Juillet
Aoust
Septembre
Novembre
Décembre
Février
Mars , . . . .
Total. . . .
S
I
75 fois.
27 fois.
45 fois.
Le lendemain, Dauvergne adressait encore au surin-
tendant des Menus une nouvelle lettre, où il chargeait
à plaisir Lays et Rousseau, qu'il juge avec trop de
de'faveur, mais où il atte'nue au contraire les torts de
Chéron, et vante beaucoup le zèle et le bon esprit de
Lainez, qui avait tenu bon contre toutes les tentatives
de ses camarades. Ce dernier devait donner plus tard
l'exemple de l'indiscipline et du mauvais vouloir *.
* Dauvergne avait déjà touché deux mots de cela dans sa lettre de la veille
(2 heures), en disant que Lainez chanterait deux soirs de suite Adméte et
Achille : 1 Cela est très louable, ajoutait-il, et mérite des éloges : il en mérite
AKT, ARGENT ET POI, ITIQUK III
J'ai appris en détail, dit Dauvergne, les vives sol-
licitations que ces trois jeunes gens ont faites au sieur
Lainez depuis quinze jours pour l'engager à se lier à
leur complot; il les a très mal reçus et leur a fait des
remontrances, il a même avoué qu'il n'y avoit que les
sieurs Lays et Rousseau acharnés à le persécuter, que le
sieur Chéron lui avoit paru, par ses propos et par son
air, fort peu content de ce projet; que la seule crainte
d'être maltraité, par les deux autres, l'avoit forcé de se
lier avec eux; cet homme, quoiqu'avec une tête légère,
sent bien qu'il est le seul des trois qui soit fait, par son
physique et la nature de sa voix, pour parvenir un jour,
en travaillant, à remplacer le sieur Larrivée, car pour
le sieur Lays il ne sera jamais qu'un chanteur de con-
certs, et pour jouer quelques rôles de caricatures : pour
le sieur Rousseau, il a une assés jolie voix, chante assés
bien une ariette, mais il ne sera jamais qu'un acteur
au-dessous du médiocre, etc.
A Taide de ces renseignements, M. de la Ferté com-
posa un rapport très-sévère, et dont la rédaction dut lui
coûter assez de peine, à en juger par les nombreuses
ratures dont il a surchargé son brouillon. II adressa
cette pièce au ministre, mais conseillé sans doute par
Dauvergne, qui voulait que la répression fût éclatante,
il eut aussi l'idée de faire publier ce document dans
une feuille publique, et il choisit les Affiches de Paris.
Mais ce procédé ne laissait pas d'inquiéter un peu le
directeur du journal, l'abbé Aubert, qui redoutait sans
doute l'éclat qui en pourrait résulter. Cette crainte assez
encore plus de s'être refusé constamment de s'associer au complot des sieurs
Lays, Rousseau et Chéron; je parierois ma tète que si, vous, monsieur, ou le
ministre, iaisiés venir le sieur Chéron seul chés vous, il diroit qu'il a été forcé,
par les menaces des deux autres, de se lier avec eux malgré lui. "
112 L OPERA SECRET AU XVUl' SIECLE
vive perce sous le ton obséquieux d'une note non si-
gnée adressée à La Ferté et jointe au projet d'article.
L'article, tel que M. de Watteville aura l'honneur de
le remettre à M. de La Ferté, pourroit entrer dans un
supplément aux Affiches, que je ferois faire exprès et
il produiroit plus d'effet là qu'ailleurs.
Je ne vois pas du tout où je pourrois le placer, pour
qu'il parût promptement et qu'il désabusât principale-
ment la capitale.
Mais en offrant de le mettre dans les Affiches, je prie
M. de La Ferté : rde me procurer l'attache de M. le
baron de Breteuil ; 2" de ne pas exiger, à moins que le
ministre ne l'ordonne absolument, que les trois acteurs
soient nommés. Je ne veux pas m'exposer aux clabau-
deries de ces messieurs. Tout Paris sait leur histoire;
et on les reconnaîtra de reste.
C'est pour obliger M. de La Ferté, pour faire ma cour
au ministre, à qui il croit que cet article fera plaisir, et
pour soutenir le ton de la vérité qui caractérise les
Affiches que je consentirois à publier cet article ,
pourvu que j'y fusse réellement autorisé. M. de Wat-
teville, que je charge de tous mes respects pour M. de
La Ferté, lui dira le reste.
Le « reste » était peut-être qu'il serait sage de ne
rien publier. Voici d'ailleurs le projet d'article tel que
Watteville le porta à M. de la Ferté. Les deux pre-
miers paragraphes avaient été rédigés par le directeur de
façon à expliquer un peu cette singulière philippique.
La suite est une copie exacte du rapport de La Ferté.
Le courage avec lequel , de notre propre mouve-
ment, et pour l'honneur seul de la vérité, nous ne
cessons de nous récrier contre de faux principes, de
fausses lumières et de vaines prétentions, qu'on s'efforce
ART, ARGENT ET POLITIQUE Il3
aujourd'hui d'accréditer et qui ne trouvent que peu de
partisans dans la société, nous a plus d'une fois procuré
l'avantage de voir l'administration se servir utilement
de nos feuilles, pour présenter les choses sous leur vrai
point de vue, et pour porter l'évidence dans les discus-
sions qui intéressent essentiellement les plaisirs du
public. C'est alors d'après des pièces authentiques, des
faits avérés, des raisonnements invincibles, que nous
élevons la voix, et le public, qui ne désire que d'être
éclairé, revenant bientôt de ses préventions, nous sait
gré de les avoir détruites. Il en sera ainsi (nous sommes
du moins fondé à le croire) de l'examen que nous
allons faire des motifs qu'allèguent, pour demander
leur retraite, trois sujets de l'Opéra, véritablement
recommandables par leurs talens, mais qui paroissent
avoir mal calculé avec eux-mêmes.
On se rappellera qu'en annonçant, dans notre feuille
du 24 janvier 1784, l'arrêt du conseil du 3, dont toutes
les dispositions, disions-nous, tendoient à donner à ce
spectacle un nouveau degré de perfection, nous obser-
vâmes qu'il augmentait le sort actuel de tous ceux qui
en sont l'ornement et qu'il leur en assuroit un honnête
pour l'avenir; sur quoi nous ajoutâmes qu'il y avoit
lieu de se persuader que ces nouvelles grâces accordées
aux acteurs, actrices, danseurs et danseuses, les fe-
roient redoubler de zèle et de travail pour répondre
dignement aux vues de Sa Majesté; et qu'animés par
la reconnoissance et par l'envie de plaire à leurs con-
citoyens, on ne les verroit plus si fréquemment deman-
der à porter chez l'étranger des talens dont ils doivent
compte à un monarque qui sait si bien les récompen-
ser. D'aussi justes espérances ont malheureusement
été trompées, et cependant on a encore donné depuis,
à ces grâces, une extension qui sembloit devoir
pleinement contenter ceux à l'égard desquels elle a
eu lieu.
i5
114 f/oPÉRA SECRET AU X V 1 I I <• SIECLE
Suit le rapport de La Ferté que nous allons analyser.
Les trois acteurs qui demandent aujourd'hui à se
retirer, avaient obtenu, à Pâques lySS, le traitement des
premiers sujets (9,000 fr.), bien qu'ils n'eussent que le
titre de remplaçants. Loin d'exciter leur zèle, cette
faveur contraire aux règlements paraît l'avoir attiédi.
Durant la dernière année, l'un aura chanté au plus
quatre vingts fois, ce qui, à raison de 9,006 francs, fait
environ 112 fr. pour chaque représentation ; l'autre
n'aura chanté que trente fois, soit 3oo fr. par soirée ;
et le troisième cinquante fois, environ 160 fr. par
soir. Ces trois acteurs demandent 18,000 fr. fixes pour
l'année prochaine, avec assurance d'une pension de
3,000 fr. après quinze ans et une pension de 6,000 fr.
de la Cour. Ils se sont, disent-ils, associés pour for-
muler cette demande ; ce qui est contraire au bon
ordre et à tous les règlements. Ils appuient leur requête
sur ce que recevant 9,000 fr. et i,5oo de retraite, ils
ne sont pas mieux payés que les acteurs d'il y a dix
ans qui touchaient 3, 000 fr. fixes, 2,000 de gratifica-
tion et 1,000 de retraite. Les vivres et l'entretien ont
doublé, disent-ils, depuis dix ans. « Heureusement pour
tout le monde, dit La Ferté, ces objets ne sont pas
doublés depuis si peu de temps. » Il est vrai, d'autre
part, comme le disent les plaignants, que les parts des
acteurs de la Comédie-Française ont parfois monté à
24,000 livres ; mais combien de dettes ont contractées
auparavant ces comédiens qui, reçus d'abord à l'essai
sur le pied de i 5 à 1,800 fr., sont forcés de se com-
poser à leurs frais une très riche garde-robe, qu'il leur
faut continuellement renouveler ou compléter. De
ART, ARGENT K T POLITIQUE I I :>
plus, la Comédie ne fournit rien au plus pauvre de ses
artistes, ni le feu, ni la lumière de sa loge ; les comé-
diens sont de véritables entrepreneurs exposés à des
pertes , et plusieurs fois ils ont dû emprunter pour
avoir quelque chose à se partager : enfin ils jouent
l'année entière, ne quittent jamais Paris, et n'ont pas,
comme les chanteurs, la ressource de chanter au Con-
cert-Spirituel (qui rapporte à ceux-ci jusqu'à 1,000
écus) ou dans les concerts particuliers, ou d'obtenir
des congés pour aller, soit dans les provinces, soit à
l'étranger. Les plaignants ne sauraient non plus s'au-
toriser des fortes pensions, que touchent de la Cour
Vestris le fils et la Guimard. En effet, le premier n'a
que 7,000 fr. à l'Opéra, et pour la seconde, si elle
reçoit aussi de la Cour une pension de 4,800 fr., c'est
la juste récompense de ses vingt années de services
assidus. La Ferté terminait en rappelant les arrêts du
roi, qui défendaient à tout sujet sorti de l'Opéra sans
motif légitime de chanter sur aucun théâtre ou con-
cert du royaume, et en repoussant tout net la demande
des trois rebelles.
Cette réponse était de tout point irréfutable, mais il
était inutile de la publier. Un tel article, s'il avait paru
dans les Affiches, aurait pu causer un vif émoi dans
Paris, et le ministre répugnait justement à soumettre
au jugement du public la conduite de l'Administration;
il estimait que « le plus sûr moyen de ramener ces
mauvaises tètes était de mépriser leur cabale, » et, de
peur de donner trop d'importance à cette misérable
affaire, il refusa absolument de laisser t rien publier
days aucun papier public, rien qui eût trait à l'inso-
Ilb L OPERA SECRET AU XYIII* SIECLE
lente prétention de ces artistes. » Telle est la teneur de
la lettre qu'il adressa à La Ferté le 2 3 mars.
Ce ménagement dut d'autant plus désappointer Dau-
vergne, que la surveille il avait été turlupiné par ses
ennemis de la façon la plus drôle. Il faut l'entendre
raconter lui-même à La Ferté, dans sa lettre du 2 1 ,
cette longue série de quiproquos.
J'avais, avant de sortir pour aller chez vous, donné
des ordres pour aller chez les sieurs Lays, Rousseau et
Chéron , pour l'opéra de ce soir. Le sieur Rousseau,
chés qui l'on a été le premier, s'est dit malade d'un
étouffement et d'un vomissement, ce qui peut être
vrai ; le sieur Chéron a dit qu'il étoit fort incommodé
et qu'il ne pouvoit pas chanter: on a été de là chés le
sieur Lays, qui a demandé à l'avertisseur si les sieurs
Chéron et Rousseau chanteroient, il lui a répondu la
vérité, le sieur Lays lui a dit : « S'ils avoient chanté,
j'aurois chanté pour eux et non pour l'administration;
et si l'on me forçoit de chanter aujourd'hui, je ne
chanterai pas demain à Versailles le rôle de Panurge.»
Lorsqu'on m'a rendu le compte cy-dessus, j'ai com-
mencé par arranger l'opéra avec les doubles, après
quoi, j'ai renvoyé chez le sieur Chéron, qui m'a fait
dire qu'il chanteroit, quoique j'eusse recommandé à
l'avertisseur de lui dire la réponse du sieur Lays : j'ai
renvoyé de même chés le sieur Lainez, qui m'a fait
dire que, quoiqu'il fût très enrhoué, il verroit comment
il se trouveroit après son dîner et qu'il feroit tout ce
qu'il lui seroit possible, pour peu qu'il se trouva un
peu moins mal , qu'il me prioit néanmoins de faire
tenir son double prêt en cas d'événement Je ne
puis pas m'ôter de la tête qu'il y a une cause première
et très cachée qui fasse mouvoir ces trois mauvaises
têtes.
ART, ARGENT ET POLITIQUE II7
La Ferté adressa immédiatement cette plainte au
ministre à qui la patience échappa cette fois, et qui lui
répondit dès le surlendemain.
Le prétexte, monsieur, que les sieurs Laïs, Chéron
et Rousseau ont allégué pour se dispenser de chanter
hier à l'Opéra est d'autant plus mal fondé que la Reine
ne veut pas que ces acteurs viennent à son concert de
Versailles les jours où leur service sera nécessaire à
l'Opéra. Vous voudrez donc bien, s'ils refusoient une
autre fois de faire leur devoir et qu'ils en alléguassent
le même motif, ne point y avoir égard et leur signifier
qu'ils aient avant tout à remplir leurs engagemens et
leurs obligations à l'Opéra. Je vous renvoie ci-joint la
note concernant ces acteurs.
Une colère sourde perce sous la forme modérée mais
un peu sèche de cette lettre. Le baron de Breteuil
commençait à se lasser des dérangements perpétuels
que lui occasionnaient ces trois personnages : il jugea
qu'il était temps que cette comédie prît fin. Il les fit
mander à Versailles. Ceux-ci s'y rendirent l'esprit
joyeux, espérant que leurs menaces avaient produit de
l'eiFet, et qu'on allait, pour les retenir à Paris, les cou-
vrir d'or et de compliments. Jugez de leur déception
quand le baron de Breteuil, les accueillant avec une
grande froideur, leur déclara tout net, sans attendre
aucune explication, qu'ils devaient rester encore un an
plein pour avoir droit à leur retraite ; que, dans ce cas
même , ils ne l'obtiendraient qu'à condition de n'en-
trer dans aucune troupe, de ne jouer nulle part dans le
royaume, et que, s'ils en sortaient pour aller chanter à
l'étranger, toutes leurs pensions seraient supprimées sur
1 i8 l'opéra secret au xviîio siècle
l'heure. Pareil langage donna à réfléchir à nos gens,
qui se retirèrent l'oreille basse*.
Chéron vint le premier à résipiscence. Lays résista
plus longtemps, par la bonne raison qu'on lui offrait un
traitement inférieur à celui de son camarade, mais
Lasalle, le secrétaire du comité, se mit en frais d'élo-
quence et lui représenta que cette différence n'aurait
qu'un temps, qu'on la comblerait au besoin par une
gratification extraordinaire, etc. Tout cela ne satisfaisait
pas l'amour-propre de Lays, qui voulait être traité sur
le même pied que Chéron; alors le pauvre Lasalle
eut recours à d'autres arguments qu'il avoue ingénu-
ment à M. de la Ferté dans sa lettre du 3o juillet.
« Je lui ai exposé, dit-il, les dangers que je courrois
personnellement parce que j'étois soupçonné d'être
l'instigateur de la démarche ridicule qu'il a faite et que
dans la circonstance où je me trouve, mon état étant
ma seule ressource, il serait affreux qu'il me le fit
perdre et qu'il ne conservât pas lui-même le sien à
l'égard duquel on avait pris des précautions qui assu-
roient infailliblement son service » A force de
paroles et de prières , Lasalle amena Lays à s'en
remettre à la justice et à la bonté de M. de la Ferté.
'< Je lui ai assuré, écrit-il au surintendant le i"^' août,
qu'il n'auroit qu'à s'en louer et qu'il ne devoit imputer
* Lays dut surtout se repentir d'avoir levé ce lièvre. En examinant les comptes
qu'on lui avait remis au sujet de ces trois chanteurs, le ministre avait appris que
Lays devait à l'Opéra 4,200 livres, qu'il s'était fait avancer peu à peu. Il écrivit
alors à M. de la Ferté de lui faire retenir 550 livres par mois jusqu'à parfaite
liquidation de cette dette. (Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Lettre
du ministre, du 22 avril 178e. Voir aussi les lettres de Dauvergne, des 18 juin
et 25 juillet 1786. (O i, 63;.)
ART, ARG ENT KT POI. ITl QUK Iiy
votre indifférence ù son égard qu'à la conduite qu'il
avoit tenue. Puissiez-vous être convaincu que la
mienne ne s'est jamais démentie sur les intérêts de
l'Opéra que j'ai pris et prendrai dans toutes les occa-
sions où vous daignerez m'accorder votre confiance. »
Le bon apôtre que ce Lasalle ! Il avait une si belle
réputation de fourbe et d'intrigant, qu'on pouvait lui
attribuer, sans trop risquer de se tromper, tous les
désordres qui survenaient à l'Opéra ; mais autant il
était habile à nouer des intrigues contre ses supérieurs,
autant il était prompt à courber l'échiné pour détour-
ner de lui le soupçon par son obséquiosité. Il était très
possible qu'il eût incité les trois chanteurs à se liguer
contre le pouvoir directorial et ministériel, mais sitôt
qu'il jugea la partie perdue, il afficha le plus grand
zèle envers La Ferté et imagina, pour rentrer en grâce
auprès de lui, le moyen le plus singulier qui soit :
Monsieur, lui écrit-il le 4 août, je crois maintenant
pouvoir me flatter que votre prévention sur ma con-
duite à l'égard de l'affaire des jeunes gens, n'est plus
la même ; si je suis en état de grâce, permettez-moi de
vous en demander une, ce seroit d'accepter soit pour
votre terre, soit pour l'île Saint-Denys, les Chinois et
Chinoises que j'ai été obligé de réformer et qui m'em-
barrassent dans un corps de garde dont j'aurai besoin
cet hiver.
Ces figures, empreintes de deux couches d'huile
grasse bouillante, résisteront à l'air autant que la terre
cuite, elles seront même plus propres et plus finies ;
vous les ferés ensuite peindre et costumer en telle
couleur qu'il vous plaira. Les chariots des Menus
pourroient les transporter; si vous me refusés, j'aurai
120 l'opéra secret au XV 111'' SIÈCLE
encore la douleur de penser que vous avés de moi une
opinion défavorable, cela me fera beaucoup de peine.
Ses deux camarades ayant capitulé, Rousseau ne
pouvait pas ne pas en faire autant. Telle fut la fin de
cette prise d'armes. Les rebelles se radoucirent et
restèrent à l'Opéra où ils continuèrent de charmer le
public : Chéron brillant surtout dans Agamemnon
à'Iphigénie en Anlide^ le pacha de la Caravane du
Caire^ Qrmus de Tarare et Œdipe du chef-d'œuvre de
Sacchini ; Rousseau excitant les plus vifs transports
dans Orphée ou Renaud ; Lays applaudi de préférence
dans les rôles gais de Panurge, que Grétry avait écrit
pour lui, du marchand' d'esclaves de la Caravane^ et
dans Anacréon, son triomphe. Ils ne quittèrent l'Opéra
que contraints par l'âge ou ravis par la mort. Rousseau
disparut le premier et mourut d'une maladie de lan-
gueur en 1800 : il n'avait pas trente-neuf ans. Deux
ans plus tard, Chéron prenait sa retraite et se retirait à
Tours, puis à Versailles où il mourut en 1829. Quant
à Lays, leur aîné de deux ans, il conserva toute la
beauté de sa voix jusqu'à un âge très avancé et ne
quitta le théâtre qu'en octobre 1822, -après quarante-
trois années pleines de service : il vécut encore assez
longtemps et mourut en i83i, à soixante-treize ans,
dans la maison qu'il s'était fait bâtir sur les bords de
la Loire, aux environs d'Angers.
r~J>
i6
'ÉTAIT au commencement du
mois de septembre 1777. On
préparait à l'Opéra VArmide de
Gluck et il régnait par tout le
théâtre cette animation . cette
à-;, fièvre qui précède les grands
combats dramatiques, ceux d'où
doit découler la gloire d'un artiste, le triomphe d'une
idée, la fortune d'un directeur. Et l'ouvrage qu'on
allait représenter avant quinze jours était précisément
de ceux d'où dépendaient ces trois choses ordinai-
rement disjointes, inconciliables même en plus d'un
cas et que le génie d'un homme avait su subordonner
toutes ensemble à la réussite de son opéra. La répé-
tition n'était pas encore commencée , et c'était un
remue-ménage indescriptible sur la scène, où se cou-
doyaient tous les gens qui étaient de la maison ou
qui croyaient en être : d'abord les artistes des deux
124 l'opéra secret au XV ni' siècle
sexes, puis les parents de ceux-ci et les protecteurs de
celles-là. Les femmes surtout étaient au grand complet,
les reines du chant et les étoiles de la danse : Durancy,
Bcaumesnil, Rosalie Levasseur, Sophie Arnould, La
Guerre, Duplant, Heinel, Peslin, Guimard, Allard,
Cécile Asselin, Dorival, les unes s'apprêtant à rou-
couler, les autres à tournoyer; d'autres enfin, celles
qui ne déclamaient ni ne sautaient, à entendre, à voir
et à médire.
L'assemblée était des plus brillantes et des plus
bruyantes ; c'était à qui rirait et babillerait le plus fort
parmi les demoiselles du ballet ou les dames des
chœurs et dans le camp des fillettes du magasin, toutes
jeunes beautés à peine écloses qui devaient se faire
rapidement un nom dans les fastes de la galanterie.
Dans un coin retiré du théâtre se tenait modestement
assise une jeune femme à l'aspect souffreteux, au visage
fatigué, et dont la tenue presque misérable formait un
contraste attristant avec les toilettes fastueuses qui
l'entouraient. Si petite qu'elle se fit dans la foule, elle
n'avait pu passer inaperçue, et plus d'une souriait de pi-
tié en la regardant, lorsqu'une voix moqueuse s'écria :
« Ah 1 tiens ! voilà madame la Ressource ! » Et Gluck se
retournant : « Vous l'avez bien nommée, dit-il tout
haut, car elle sera un jour la ressource de l'Opéra. »
Cette pauvre femme, ainsi raillée par le vice, ainsi
défendue par le génie, s'appelait de son nom de guerre
madame Saint-Huberty, et si l'auteur d'Orphée avait
pressenti en elle une artiste de race en la voyant opi-
niâtrement travailler, il était loin de soupçonner, tant
s'en faut, quels succès, quels triomphes Paris et la
MADAME SAINT-HUBERTY 12?
France entière re'servaient, avant peu, à cette simple
coryphe'e, encore voue'e aux rôles de confidente ou
de divinité secondaire. Antoinette-Cccile Clavel était
née à Toul, en lySb, d'une famille fort pauvre. Son
père l'avait emmenée à Varsovie où il vivait misérable-
ment de ses appointements de répétiteur dans une
troupe d'opéra français au service de l'Electeur palatin.
Par bonheur, la petite Clavel rencontra là-bas un
bienfaiteur et un maître dévoué dans la personne du
chef d'orchestre Lemoine, un compositeur que Paris
devait plus tard applaudir.
Au bout de quatre années de travail, Cécile était
engagée à Berlin et y remportait quelques succès, mais
elle fit la folie d'y épouser un certain chevalier de
Croisy, ou Croisilles, spirituel, galant, excellent garçon
et enragé joueur. Il perdit. Il fallut tout vendre, linge,
vêtements, bijoux. Il se battit en duel. Il fallut fuir Ber-
lin en toute hâte. Le ménage fugitif se sauvait vers
Paris, mais il dut, faute d'argent, s'arrêter à Strasbourg,
et pour vivre M™'= de Croisy se fit recevoir au théâtre de
la ville à condition de jouer tous les rôles. Elle faisait
depuis trois ans cet ingrat métier, quand, au mois de
juin 1777, elle reçut un ordre de début pour l'Aca-
démie de musique; et le 23 septembre, elle paraissait
a l'Opéra, sous le nom de Saint-Huberty*, dans le
* C'est là k véritable orthographe de ce nom de théâtre. Dans la plupart des
pièces originales des Archives, rapports du comité, lettres du directeur, du mi-
nistre, etc., ce nom est écrit par un i; mais l'actnce l'écrivait par un y. Le pa-
raphe qu'elle ajoutai: à sa signature empêche de bien distinguer la dernière
lettre, mais, pourtant, c'est plutôt un y, et j'en ai trouve la preuve dans quel-
ques pièces où elle signe sans paraphe : il faut donc écrire, comme elle, Saint-
Huberty.
!26 l'opéra secret au XVIU* SlÈCLt;
petit rôle de Mélisse, d'Armide. On ne fit guère atten-
tion à la nouvelle venue au milieu d'un événement
aussi important que l'était l'apparition d'un nouvel
ouvrage de Gluck. Qu'était-ce que cette modeste
débutante auprès de personnes aussi marquantes que
celles de Legros, de Larrivée, de Gélin, de Lainez, et
surtout de M"«^ Rosalie Levasseur et Durancy, deux
actrices de grand talent ? Aussi bien, peu de spectateurs
firent attention à la pauvre Mélisse, et l'on déclara
tout d'une voix que la débutante p était fort laide, très
mauvaise et qu'elle ne pouvait se maintenir longtemps
sur la scène tragique. »
C'est avec tous ces désavantages qu'elle entreprit de
réussir. Sans amis, sans protecteur, mais fière en sa
détresse, et soutenue par l'ambition qui la mordait au
cœur, M™^ Saint-Huberty vivait seule en son pauvre
logis, situé dans un quartier assez éloigné de l'Opéra, '
rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Du soir au matin,
elle travaillait, s'étudiait à corriger ses défauts de
nature, ne sortait presque que pour aller tenir au
théâtre son modeste emploi. Tant de persévérance ne
fut pas perdue : en 1779, elle fut définitivement reçue
à l'Opéra, moins encore pour son talent qu'en raison
de sa bonne volonté à toute épreuve. L'année suivante
enfin (novembre 1780), elle recueillit le prix de ses
efforts : elle fut appelée à jouer le rôle d'Angélique du
Roland de Piccinni. Personne ne s'attendait à la voir
réussir dans un rôle tout plein du brillant souvenir de
la Levasseur, et chacun de blâmer à l'avance sa pré-
somption. Vaines paroles : cette soirée fut un nou-
veau succès pour le compositeur, et pour la cantatrice
MADAME SAI NT-HUBERTY l'^J
un véritable triomphe. « Où est Saint-Huberty ?
demandait Piccinni les yeux mouillés de larmes, où
est-elle ? Je veux la voir, je veux l'embrasser , la
remercier, lui dire que je lui dois ma gloire. » Cette
soirée doit compter dans les fastes de l'Opéra : une
nouvelle actrice s'était révélée, qui devait faire la
gloire de la scène française.
A un mois de là, M""® Saint-Huberty assurait avec
Laïs le succès d'un assez pauvre ouvrage de Rochon
de Chabannes et Floquet , le Seigneur bienfaisant,
où elle rendit d'une façon saisissante le désespoir de-
là pauvre Lise. Puis viennent le Thésée, de Quinault.
remis en musique par Gossec, où elle joue Eglé, prin-
cesse d'Athènes, et l'Electre, de son maître Lemoine.
jouée le 2 juillet 1782, dans laquelle elle reprend le
rôle principal faiblement rendu par M"<= Levasseur.
Non contente de payer de sa personne, elle employa
la légitime influence qu'elle commençait à posséder h
l'Opéra pour faire prolonger les représentations de ce
médiocre opéra *.
On ne voulut pas rejeter ouvertement sa demande.
* Métra juge ainsi l'ouvrage de Guillard et Lemoine : « Le musicien et le
poète ont assimilé leur verve et donné tous les deux dans des excès incroyables.
La musique n'est qu'une succession de mélodies plaintives, d'accents aigus ou lar-
moyants, et d'accompagnements aussi brusques qu'outrés. On est fatigué de
ces contrastes continuels, et nul air ni récitatif ne soulage l'attention au milieu
de ce bouleversement musical. Dans les premières représentations, M. Lemoine
avait mis jusqu'à sept paires de timbales : il n'y en a qu'une pour un escadron
de cavalerie. Jugez de l'effet d'un pareil tintamarre dans une salle de spectacle. »
[Correspondance secrcU, 24 juillet 1782.) Métra était vraiment un grand amateur
de mélodie, et pour que la musique lui plût, il fallait qu'elle fût comme celle
de la Chiméne de Sacchini, qu'il déclare « conforme à ce principe fondamental
dont les seuls Italiens ne s'écartent jamais , toujours charmante, quelquefois
pathétique, le plus souvent douce et voluptueuse. »
(28 I.'OPÉRA SECRET AU XVIII'' SIECLE
mais on imagina un adroit stratagème pour ne pas
rejouer un ouvrage qui avait une influence désastreuse
sur la recette. La Ferté écrit à ce propos au ministre
le 6 décembre 1782 : « M™* Saint-Huberty est venue
cet après-midi pour me prier de la faire jouer Electre
dimanche, je lui ai d'abord représenté que l'on ne
devoit plus donner cet opéra; elle m'a répondu qu'ayant
eu la peine d'apprendre le rolle, elle désiroit que le
public la jugeât, et qu'elle étoit persuadée qu'elle feroit
plaisir aux auteurs auxquels elle s'intéresse beaucoup ;
j'ai vu alors que c'étoit une menée du sieur Guillard,
et je lui ai répondu que j'allois faire ce qui dépendroit
de moi; j'ai envoyé chercher le sieur Lasalle et je lui
ai dit de feindre qu'il avoit l'ordre et en même tems
de faire naître des difficultés de la part du comité, ce
qui a été fait. Le comité a représenté à la dame Saint-
Huberty que ne pouvant donner demain et dimanche
le ballet de Ninette à la Cour, qui fatiguoit trop
M"' Guimard , alors on feroit une recette de 8 à
900 livres au lieu de 3, 000 livres, et qu'ainsi elle feroit
perdre 2,000 livres à l'Opéra; elle s'est rendue, mais
elle a exigé que l'on donnât cet opéra de dimanche en
huit, il faudra faire quelque obstacle, mais cela lui
donnera de l'humeur; c'est la première fois qu'une
pareille prétention s'élève de la part d'un sujet, et
avec celui-là, l'on est plus embarrassé qu'avec aucun
autre *. »
Dès le lendemain, le comité, qui avait obtenu huit
jours de répit de la Saint-Huberty, se mettait en
* Archives nationales. Ancien régime. O l, 63S.
MADAME SAINT-HUBERT Y \2()
devoir de susciter « l'obstacle désiré » et demandait au
ministre, dans son rapport ordinaire, « d'ordonner que
l'opéra d'Electre soit absolument retiré du théâtre d'ici
à Pasques. » A quoi le ministre répondit aussitôt :
0 Quelque désir que j'aye d'obliger M™* Saint-Hu-
berty pour reconnaître son talent et son zèle, il m'est
impossible de consentir à la remise d'Electre qui feroit
un tort trop sensible à la recette de l'Opéra *. » La
chanteuse avait prouvé, par cette chaleureuse inter-
vention, combien étaient profondément gravés dans
son cœur les sentiments de reconnaissance pour son
maître et bienfaiteur, pour celui dont, au dire de
Grétry, « elle se glorifiait de tenir tout ce qu'elle
savait. »
Depuis quelque temps la mode était à TOpéra de
composer un spectacle entier avec des actes extraits de
divers ouvrages: le public avait pris goût à ces sortes
de représentations, dites de Fragments, qui n'exi-
geaient pas une grande attention et distrayaient l'esprit
par la variété des sujets et de la musique. Le 24 sep-
tembre i782,on joua ainsi dans une même soirée leJeu^
tiré des Eléments^ musique de Y-dèlmann^ Ariane dans
l'île de Naxos, un acte nouveau de Moline et Edel-
mann, puis Apollon et Daphné^ encore un acte nou-
veau de Pitra et Mayer. M"'' Saint-Huberty qui tenait
le rôle d'Ariane à côté de Laïs en Thésée, jugea l'occa-
sion favorable pour tenter une innovation qu'elle médi-
tait depuis quelque temps et, pour apporter de timides
correctifs à la fantaisie exagérée de ses vêtements de
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 638.
17
l3o r.'oPÉRA SECRET AU XVIIl'' SIECLE
théâtre : elle agit en cela d'accord avec le peintre
Moreau, qui la conseillait et qui avait dessiné de
nouveaux costumes pour chacun de ces opéras.
« On a vu pour la première fois, dit le Journal de
Paris, sur le théâtre, dans les personnages principaux,
le costume rigoureusement observé ; mademoiselle
Joinville dans celui de la Vestale ; mademoiselle
Saint - Huberti et Laïs dans celui d'anciens Grecs.
Ces dessins ont été faits sur le dessin de M. Moreau
le jeune, avantageusement connu dans les arts par
le nombre , la variété et la continuelle beauté de
ses ouvrages A l'égard de mademoiselle Saint-
Huberti, on ne sait ce qui la sert le mieux, de sa fi-
gure, de sa voix ou de son jeu ; elle sait donner à son
chant des inflexions qui causent les émotions les
plus vives. »
Lewacher de Chamois a tracé, dans son livre d'esthé-
tique de la parure théâtrale, une description poétique
du costume imaginé par la Saint-Huberty, en insis-
tant sur la mésaventure que cette initiative faillit lui
attirer. « On a vu cette actrice paroitre vêtue d'une
longue tunique de lin attachée sous le sein, les jambes
nues et chaussées d'un brodequin antique. De sa tête
libre descendaient avec grâce plusieurs nattes faites de
ses cheveux qui jouoient sur ses épaules. Ce costume
neuf pour les spectateurs, et aussi vrai qu'élégant, fut
applaudi avec une sorte d'ivresse ; mais, malgré l'aveu
du public, malgré le suffrage des artistes, il vint des
ordres qu'on appela yninistériels , qui défendirent à
M"* Saint-Huberti de rcparoître sous ce beau costume,
et à la seconde représentation de l'ouvrage, elle fut
MADAME SAINT-HUBERTY l3l
obligée de se remontrer avec l'attirail lourd et ridicule
de nos coquettes et de nos prudes *. »
Ginguené. de son côté, rapporte dans sa notice sur
Piccinni, comment la Saint-Huberty dut à la protec-
tion du célèbre compositeur de n'être pas rayée du
personnel de l'Opéra après cette heureuse création du
rôle d'Ariane : elle avait montré en cette occasion
des vues trop indépendantes et un talent trop ori-
ginal. « Elle était pour la première fois chargée
d'un rôle principal. Le succès qu'elle y obtint ,
excita contre elle toutes les petites passions des
coulisses. On étoit prêt à la renvoyer de l'Opéra.
Piccinni seul la soutint. Il rappela à ceux qui étoient
les puissances de cet Etat, le mot plaisant et sensé
de Gluck, il leur prédit qu'en effet ils auroient
bientôt besoin d'elle, et qu'ils seroient trop heureux
de l'avoir. Le choix qu'il fit d'elle pour le rôle inté-
ressant de Sangaride et la manière supérieure dont elle
en rendit non-seulement les airs, mais les scènes,
mirent tout le public de son parti , et la fixèrent
sur ce théâtre, dont elle a pendant dix ans fait la
gloire. »
Cette reprise d'Atys remanié dans ses ballets et dans
son dénouement qui avait paru trop lugubre, eut lieu
au commencement de 1783 : la célèbre chanteuse y
remplit le principal rôle avec une ardeur reconnais-
sante qui donna un nouvel essor à sa puissance dra-
matique : elle se trouvait ainsi partager ses sympathies
entre les deux camps ennemis et prêter tour à tour
* Lewacher de Chamois , Recherches sur les costumes et sur les théâtres de toutes
les nations, I, 3) .
l32 1,'OPÉRA SECRETAU XYIII^ SIECLE
avec une égale conviction l'aide de son grand talent
aux deux compositeurs rivaux : à Gluck qui l'avait le
premier produite à l'Opéra, à Piccinni qui l'avait garan-
tie de l'exil.
Peu auparavant, le 27 novembre 1782, la tragédienne
lyrique avait fait preuve d'une rare souplesse de talent
en rendant avec beaucoup de charme et de gaîté le
gracieux rôle de Rosette dans ce misérable ouvrage de
Grétry, l'Embarras des richesses, dont le poème, de
Lourdet de Santerre , surnommé par les plaisants
Lourdet sans tête^ n'était qu'un amas d'énormes ba-
lourdises, — les habitants d'Athènes, au temps de Péri-
clès, y parlaient du dimanche^dn carême^ de deux cents
louis\ on y voyait aussi danser les quatre parties du
monde, y compris l'Amérique; — et est demeuré
célèbre grâce à cette jolie épigramme :
Embarras d'intérêt.
Embarras de paroles,
Embarras de ballet.
Embarras dans les rôles ;
Enfin de toute sorte
On n'y voit qu'embarras;
Mais allez à la porte.
Vous n'en trouverez pas.
M"' Saint-Huberty mit enfin le sceau à sa
réputation en enlevant un second rôle à sa célèbre
rivale. Renaud, de Sacchini, venait de voir le jour
(28 février 1783). A la quatrième représentation, elle
reprit le rôle d'Armide, confié d'abord à M"" Levas-
seur, qui le rendait avec un rare talent de tragédienne,
mais sans autorité comme chanteuse. L'artiste de génie
MADAME SAIN T-HUBERTY l33
releva l'ouvrage prés de sombrer et fit accorder pleine
justice à cette partition, trop vite jugée, qui renferme
des pages de premier ordre. Elle sauva du même coup
le pauvre musicien qui débutait à Paris et l'honneur
de l'Opéra, qui, en résiliant son traité avec Sacchini
(comme il en avait été question avant ce premier
essai et comme on n'eût pas manqué de le faire après
un tel échec), aurait perdu ces deux chefs-d'œuvre :
Dardanus et Œdipe à Colone.
Les grands services que M"« Saint-Huberty n'avait
cessé de rendre à l'Opéra et le beau talent qu'elle avait
montré dans ces différents rôles, firent comprendre à
l'Administration combien il était important de s'attacher
définitivement une artiste de cette valeur pour remé-
dier à l'appauvrissement occasionné par la retraite de
M"' Laguerre et le déclin de M"' Levasseur. Durant
l'année 1782, M™« Huberty n'avait gagné que 5,5oo li-
vres, ce qui était très peu eu égard à l'attraction qu'elle
exerçait sur le public. La Ferté en jugea ainsi, et il
écrivait le 22 novembre au ministre que, dans la pers-
pective du départ définitif de M'i^ Laguerre, toujours
à la veille de quitter le service , il fallait s'occuper sé-
rieusement des moyens de fixer la dame Saint-Huberty
à l'Opéra : « C'est une très mauvaise tête, ajoutait-il,
mais l'on ne peut s'en passer, vu le mauvais service et
la mauvaise volonté de la demoiselle Levasseur; ainsi
donc tout ce que l'on peut désirer, est que la dame
Saint-Huberty fasse les conditions les moins onéreuses
possibles, et je crois qu'il n'y aura pas à hésiter pour
lui donner les i,5oo livres de la place de la Cour, des-
tinées d'abord à la demoiselle Laguerre »
i34 l'opéra secret au xviii" siècle
La Ferté profita de la visite que la cantatrice lui fit
à propos d'Electre, pour lui faire quelques ouvertures
dans ce sens, et il ajoutait dans sa lettre au ministre,
du 6 décembre, citée plus haut : « J'ai saisi cette occa-
sion pour sonder ses intentions pour l'année prochaine,
en lui disant que vous étiez déterminé à la bien traiter
d'abord du côté de la Cour; elle m'a répondu qu'elle
verrait cela dans quelques mois. J'ai tâché de l'ama-
douer de mon mieux, mais elle n'est pas sortie de là.
S'il faut attendre Pâques pour sçavoir à quoi s'en te-
nir, on se trouvera, Monseigneur, dans le plus grand
embarras, car il n'y a personne pour la remplacer,
M"^ Levasseur surtout ne servant que fort peu; il fau-
dra cependant prendre un parti d'avance, car il serait
fâcheux d'attendre au dernier moment.* »
La chanteuse se décida enfin à formuler ses de-
mandes, et le 27 décembre — on voit que c'était bien
avant Pâques — La Ferté put les transmettre au mi-
nistre, en y joignant quelques réflexions sur la décision
qu'il convenait de prendre. M™" Saint-Huberty de-
mandait : « 1° 3,000 livres de grands appointements
ainsi qu'elle en jouit; 2° les feux et jetions ainsi qu'elle
en jouit; 3° une gratification extraordinaire de 3, 000 li-
vres; 4° i,5oo livres sur l'état de la musique du Roi;
5° un congé de deux mois tous les ans, y compris la
clôture de Pâques; 6° de ne céder aucuns de ses rôles
à personne que de son propre mouvement. » La Ferté
accédait volontiers à quatre de ces propositions, mais
il annotait ainsi la troisième : « Lui promettre la plus
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 658.
MADAME SAINT-HUBERT Y lOO
torte que les circonstances le permettront; » et il dé-
clarait la sixième « impossible comme contraire aux
règlements. » Le ministre penchait à être encore plus
coulant, et, après avoir longuement discuté par lettres
et de vive voix les observations de La Ferté, il accorda
à M""^ Saint-Huberty toutes ses demandes, sauf une
restriction de forme dans le sixième paragraphe. Tous
ces points une fois arrêtés , Amelot adressa à la chan-
teuse, le 20 mars lySS, cette lettre destinée à tenir lieu
de traité et qui consacrait les avantages exorbitants
concédés à la grande artiste. Elle ne devait pas tarder
à abuser de la situation exceptionnelle qu'on avait eu
le tort de lui créer en dehors de toutes les règles.
J'ai eu l'honneur de rendre compte au Roy, Ma-
dame , des demandes que vous faites pour continuer
vos services à l'Opéra; je n'ai point laissé ignorer à Sa
Majesté que vous méritiés ses bontés, d'après la manière
dont vous avés rempli vos devoirs à la satisfaction du
public; elle a bien voulu, pour vous attacher plus par-
ticulièrement à son service, vous accorder une place
de quinze cents livres sur l'état de la musique et vous
continuer la place de premier sujet de l'Opéra aux ap-
pointements de neuf mille livres par an, c'est à savoir
3,000 livres sur l'état des grands appointements; et,
dans le cas oii les feux et partages ne vous produiraient
pas les 6,000 livres qui doivent compléter les 9.000 li-
vres, vous toucherés ce qui s'en manquera chez le tré-
sorier de la maison du Roy, en raison de l'emploi qui
sera fait de cette somme dans les états des Menus, et
ce pendant l'espace de huit années, ainsi que vous le
désirés, à commencer du i*^' janvier prochain. Mais
comme vous savés à quel point les traitements particu-
liers ont été nuisibles au bien de l'Opéra et leurs dange-
i36 l'opéra secret au xviii'' siècle
reuses conséquences pour le soutien d'une administra-
tion aussi dispendieuse, j'ai assuré le Roy que vous m'a-
viés donné votre parole d'honneur de n'en point parler
et de paraître vous contenter vis-à-vis de vos camarades
du traitement de premier sujet. Sa Majesté a consenti
en outre que vous jouissiez, ainsi que vous le désirés,
d'un congé de deux mois par chaque année, y compris
le temps de la clôture du théâtre. A l'égard de la gra-
tification de 3,000 livres que vous demandés, je vous
la ferai toucher à la clôture du théâtre prochaine.
Je suis très-aise, Madame, d'avoir pu vous procurer
cet arrangement avantageux; j'espère que, par votre
zèle à continuer votre service et par votre discré-
tion, je n'aurai aucun sujet de me reprocher d'y avoir
contribué. Je veillerai, d'ailleurs, à ce que vous ne
soyés contrainte à céder les rôles que vous aurés créés
qu'autant que vous y aurés consenti; vous avés trop
d'expérience du théâtre pour ne pas sentir la nécessité
de laisser quelquefois jouer les doubles; ainsi, l'on
peut avec tranquillité s'en rapporter sur cela à votre
zèle pour le bien du service.
Comme l'intention expresse du Roi est que ce trai-
tement soit absolument ignoré de tout le monde, cette
lettre qui vous sera remise par une personne sûre et
discrète, vous servira de titre et d'engagement; mais,
comme il faut que vous y souscriviés, vous voudrés
bien en signer le double et y ajouter seulement au bas
qu'au moyen des arrangements contenus dans cette
lettre, vous vous engagés à rester à l'Opéra l'espace de
huit années, à commencer du i" janvier prochain.
Je suis, etc.
Amelot.
Plus bas est écrit de la main de la chanteuse :
Conformément aux arrangemens contenus en cette
MADAME SAINT- HUBERT Y I Sj
lettre, je m'engage à rester à l'Opéra l'espace de huit
années, à commencer du i^»" janvier 1784.
Paris, ce 22 mars 1783*.
De Saint-Huberty.
Mais voici venir Didon, le triomphe de la grande
tragédienne.
Lorsqu'il avait accepté l'engagement que lui offrait
M. de Breteuil, notre ambassadeur à Naples, Piccinni
avait cru trouver enfin une position à la fois honorable
et tranquille. Il vint à Paris et s'aperçut, aussitôt
débarqué, qu'on n'avait songé à lui que pour donner
un rival au compositeur qui révolutionnait alors notre
scène lyrique. Le pauvre artiste fut tout troublé de
cette découverte, mais il avait signé : il fallait accepter
la position telle qu'elle était, non telle qu'il l'eût
souhaitée. D'un caractère doux et timide, ennemi de
la brigue et des cabales, Piccinni était l'homme du
monde auquel convenait le moins cette existence
de lutte et de discussion. Qu'était-ce donc que cette
guerre des Gluckistes et des Piccinnistes? Une simple
querelle de mots. Elle se fût apaisée d'elle-même, si les
hommes de lettres et les philosophes, tous gens qui
n'entendaient pas grand'chose à la musique, ne l'eus-
sent envenimée par leurs quolibets, leurs théories en
l'air et aussi par leurs injures. Il a fallu la fureur de
disputer, si terrible au siècle dernier, pour troubler
" Et ce traité fut exécuté .i la lettre, car je trouve l.i note suivante dans un
registre des Archives de l'Opéra : « M™" Saint-Hubeny, reçue en'1778, toucha
3,000 livres de fixe et 6,000 de gratification. » — J'ai trouvé aussi la mention
d'un sieur Saint-Hubert}' « basse du petit-cœur. » A quel degré cet honorable
artiste était-il parent de sa célèbre homonvme?
18
iSS l'opéra SRCRET ATI XVlll" SIÈCT.K
l'esprit de tous ces gens de goût, au point qu'ils aient
préféré entamer des discussions sans tin et sans profit,
qu'ils aient voulu à tout prix immoler l'un des deux
musiciens à la gloire de son rival, plutôt que d'admirer
tout ensemble les chefs-d'œuvre de Gluck et ceux de
Piccinni, et de rendre un double hommage à ces deux
hommes de génie. « Voilà vingt ans, disait un jour
Gœthe à ses amis, que le public dispute pour savoir
quel est le plus grand, de Schiller ou de moi. Ils
devraient être bien contents qu'il y ait là deux
gaillards sur lesquels on peut discuter. » Cette sage
parole du poëte s'applique au mieux à la guerre des
Gluckistes et des Piccinnistes : elle est la condam-
nation absolue de ces querelles de parti pris qui
nuisent tant aux intérêts de l'art.
Roland et Atys avaient réussi, en dépit des efforts
du parti gluckiste qui en avait combattu le succès
avec rage, mais Iphigénie en Tauride succomba. La
lutte était inégale : Piccinni pouvait bien lutter avec
Gluck, il ne pouvait pas le vaincre. Découragé, avide
de repos, il résolut alors de garder le silence, mais il
avait compté sans son ami et fidèle allié Marmontel
qui tenta de relever son courage et y réussit. Le maré-
chal de Duras, gentilhomme de la Chambre en exercice,
avait demandé à Marmontel un opéra absolument
nouveau pour jouer à Fontainebleau. « Monsieur le
maréchal, répondit l'auteur, tant que mon musicien
Piccinni sera consterné comme il l'est, je ne puis rien
vous promettre, et vous seul pouvez le relever de son
abattement. — Que faut-il faire pour cela ? — Une
chose très facile et très juste : changer en pension la
MADAME SAINT-HUBERT Y I JQ
gratitication annuelle qui lui a été promise lorsqu'on
l'a fait venir en France, et lui en accorder le brevet.
— Très volontiers, reprit le maréchal. Je demanderai
pour lui cette grâce à la reine et j'espère l'obtenir. »
« Il la demanda, et l'obtint, — écrit Marmontel
dans ses Mémoires^ — et lorsque Piccinni alla avec moi
l'en remercier : « C'est à la reine, lui dit-il, qu'il faut
marquer votre reconnaissance, en composant pour
elle cette année un bel opéra. — Je ne demande pas
mieux, me dit Piccinni, en nous en allant, mais quel
opéra ferons-nous ? — Il faut faire, lui dis-je, repéra de
Didon ; j'en ai depuis longtemps le projet dans la
tète. V Le temps nous pressait ; j'écrivis très rapi-
ment le poème ; et, pour dérober Piccinni aux distrac-
tions de Paris, je l'engageai à venir travailler près de
moi dans ma maison de campagne ; car j'en avais
acquis une très agréable, où nous vivions réunis en
famille dans la belle saison. En y arrivant, il se mit à
l'ouvrage ; et lorsqu'il l'eut achevé, l'actrice qui devait
jouer le rôle de Didon, Saint-Huberti, fut invitée à
venir dîner avec nous. Elle chanta son rôle d'un bout
à l'autre à livre ouvert, et l'exprima si bien, que je
crus la voir au théâtre. »
Au moment même où Marmontel et Piccinni lui pro-
posèrent de jouer leur Didon, M"io Saint-Huberty allait
entreprendre un voyage en province; elle accepta leur
offre avec empressement et voulut emporter son rôle
pour l'étudier en route, assurant qu'elle serait prête
avant tout le monde. Pour ne pas perdre de temps, les
auteurs firent mettre la pièce à l'étude et chargèrent
une choriste de lire le rôle de la reine de Carthage. La
140 l'opéra secret au xviii'= siècle
véritable reine revint enfin : elle avait tenu parole, elle
était la première prête. La cour était à Fontainebleau
et le jour de la représentation approchait. La grande
actrice résolut d'apporter un changement radical dans
son costume. Elle pensait, en femme de goût, que,
pour représenter au vrai les personnages de l'antiquité,
il faut se bien pénétrer de leurs moeurs, de leur carac-
tère, et connaître exactement les vêtements qui leur
étaient propres ; elle regardait le théâtre comme un
tableau qui ne peut produire d'illusion que par l'heu-
reux accord de toutes ses parties, et elle était loin de
rencontrer cet accord dans une tragédie dont les vers
vous transportaient à Rome ou à Sparte, mais où l'on
voyait paraître des Grecs couverts d'une robe de bro-
cart, la tête chargée d'un turban galonné, et des Ro-
maines affublées de toutes les petites prétentions de la
coquetterie des boudoirs.
Cette fois, elle réussit mieux que dans Ariane, et fit
preuve d'une sévérité extrême : sacrifiant jusqu'aux
moindres recherches de la mode, elle prétendit que son
costume fût exactement copié sur un dessin envoyé de
Rome par Moreau, dessinateur du Cabinet du roi, alors
en Italie. La tunique était de toile de lin, les brode-
quins lacés sur le pied nu, la couronne entourée d'un
voile qui retombait par derrière, le manteau de pourpre,
la robe attachée par une ceinture au-dessous de la gorge.
M"'^ Saint-Huberty avait choisi pour la conseiller
dans cette réforme un véritable artiste, que choquaient
vivement le mauvais goût et le luxe à contre-sens qui
régnaient a l'Opéra , et qui avait déjà offert d'y porter
remède si l'on voulait lui en donner mission. Deux
MADAME SAINT-HUBERTY 14I
ans auparavant, Moreau avait en effet adressé au mi-
nistre Amelot un court mémoire, où il demandait que
le spectacle de l'Opéra cherchât à obtenir une illusion
plus complète, en observant mieux les lois des arts du
dessin en peinture et en architecture. « Les artistes,
disait-il, qui font journellement l'étude des habits des
différents peuples dans les différents siècles, sont, on
ose le dire, peut-être les seuls à consulter sur cet ar-
ticle , et ceux que l'on consulte le moins. Ils sont en
état de surmonter par degré les anciens préjugés d'ha-
bitude, et de façonner en quelque sorte et les acteurs
et le public au vrai costume. Par exemple, dans le
spectacle de l'Opéra, où sont toujours représentées des
actions héroïques, et par conséquent des temps recu-
lés, les vrais artistes baniroient l'usage des gands. Ce
seroit déjà une épargne considérable. Ils ne souffri-
roient pas que les habits des divinités infernales et des
démons fussent bordés en paillette ni galonnés d'or et
d'argent. Ils se garderoient bien d'habiller Jupiter et
Apollon en habits romains très riches, et couverts d'un
casque garni de diamant. Apollon et Jupiter seroient
toujours la tête découverte , vêtus d'un habit couleur
de chair, avec un beau manteau. Et, certainement, ce
vêtement serait moins coûteux , plus noble et plus
conforme aux idées reçues. Il seroit trop long d'entrer
dans mille détails , où les artistes apporteroient en
même temps et le goût et l'économie ».
Qu'advint-il de ce mémoire ? Amelot l'adressa à l'in-
tendant des Menus-Plaisirs, M. de la Ferté, en ajou-
tant : « Il me paroît contenir, au sujet des habits de
costumes, de premières observations qui peuvent mé-
142 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE
riter l'attention, je vous invite à engager le sieur Mo-
reau de venir chez vous pour causer avec lui , et me
faire part ensuite de vos réflexions à cet e'gard *. » M. de
la Ferte' se donna-t-il la peine d'écouter les théories
novatrices de cet esprit chagrin ? C'est peu probable.
Le rapport fut déposé en lieu sûr; quant à l'auteur, on
réconduisit sans doute avec les paroles les plus flat-
teuses, mais en lui refusant le poste qu'il demandait.
Il était beaucoup plus simple de laisser les choses aller
leur train : on y gagnait de ne rien dépenser et de ne
pas discuter.
Qu'on juge de Tétonnement du comité, de l'intendant
des Menus et du ministre, quand ils virent M°" Saint-
Huberty exiger, un dessin de Moreau à la main, qu'on
lui fît un costume absolument pareil à ce modèle an-
tique ! Elle osait patronner ces idées novatrices, naguère
condamnées, et prétendait introduire à l'Opéra un
costume dessiné par ce réformateur qu'on croyait avoir
vaincu. Toutes les autorités résistèrent à ces préten-
tions exorbitantes, mais que servait de batailler contre
une artiste toute-puissante par le droit du génie ? Il
fallut céder et en passer par où elle voulait. Mais ses
exigences de ce genre renaissaient presque chaque
jour, et son goût, encore bien hésitant, trouvait tou-
jours quelque chose à reprendre dans ses costumes.
«Je viens de commander l'habit de M""' Saint-Huberty,
mais cela est terrible! » écrit M. de la Ferté au mi-
nistre le 10 décembre 1783. Et le lendemain : « J'ay
* Archives nationales. Ancien régime O r, 629. — Lettre de M. Amelot du
26 janvier 1781, jointe au mémoire de Moreau.
MADAME SAIN T-HU BERTY I4J
tâché de satisfaire k la fantaisie de M'"^ Saint-Huberty,
au meilleur marché possible, en la faisant déterminer
à se contenter de quelques changements dans son ha-
bit de Didon *. » M"'* Saint-Huberty et Moreau rem-
portèrent là de concert un avantage signalé sur le goût
du jour **.
La Chimène de Sacchini et la Didon de Piccinni
furent représentées à la cour durant l'automne de
1783. Malgré de grandes beautés, Chimène essuya un
échec immérité qui fut, du reste, réparé par le succès
qu'elle obtint plus tard à l'Opéra. Didon et sa sublime
interprète remportèrent au contraire un véritable
triomphe. Jamais la cour n'avait laissé éclater un tel
enthousiasme; le roi lui-même, que l'opéra ennuyait
assez d'ordinaire, déclara que « cet opéra lui avait fait
autant de plaisir qu'une belle tragédie. » Il décida aus-
sitôt qu'une pension de i,5oo livres serait donnée à la
cantatrice, et il envoya le maréchal de Duras la com-
plimenter et lui témoigner toute sa satisfaction ***.
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626.
*• Un an plus tard, quand elle dut jouer le rôle d'Armide dans une représen-
tation donnée en l'honneur du roi de Suéde, M™= Saint-Huberty envoj-a en-
core au comité le dessin d'un costume qu'elle désirait adopter, et le comité
consentit, après avoir réfléchi que « cet habit servirait dans la suite aux actrices
qui la remplaceraient, et aussi parce que la prise de ce rôle par M"''^ Saint-
Huberty pouvait donner à l'ouvrage le charme d'une nouveauté, et à l'Opéra
des recettes avantageuses pendant plusieurs représentations. » Le ministre ap-
prouva cette délibération en ces termes : « Bon pour cette fois seulement et
sans tirer à conséquence pour l'avenir, tous les sujetB indistinctement devant
se servir des habits qui leur sont fournis par l'administration de l'Opéra, lors-
qu'ils auront été reconnus et jugés en état de servir. » ( Archives nationales.
O I, b26. Rapport que fait h comité au ministre de ce qui ^est passé en son assem-
blée extraordinaire du vendredi 12 novembre 1784.)
'" M. de la Ferté voyait d'un mauvais oeil cette faveur inespérée de la can-
wtrice et il s'efforça de lui enlever cette nouvelle gratification : « L'on gâte ici
144 '- OPERA SECRET AU X V 1 1 1 "^ SIECLE
(( Ce fut, écrit un des assistants, la plus belle scène
de la soirée. Lorsque M. le maréchal de Duras entra
dans les coulisses, suivi d'une foule de courtisans en
habits de gala, M™« Saint-Huberty n'avait pas encore
eu le temps de changer de costume. Elle était debout,
sa couronne sur la tête, drapée dans le manteau de
pourpre de la reine de Carthage. Marmontel et Pic-
cinni, ivres de bonheur, s'étaient jetés à ses genoux et
lui embrassaient les mains. On aurait dit deux coupa-
bles à qui elle faisait grâce de la vie. Ils ne se rele-
vèrent pas quand M. de Duras s'approcha pour répéter
les paroles du Roi. L'actrice écoutait le maréchal, et
son visage, encore animé par l'inspiration, s'illuminait
de la joie du triomphe, le rouge de l'orgueil montait
h son front; c'était un spectacle admirable. Elle avait
tant de grandeur, de noblesse, de majesté avec ces
hommes à ses pieds, que, mieux encore que sur le
théâtre, elle donnait l'idée de la reine de Carthage;
tous les grands seigneurs présents avaient l'air d'être
ses courtisans. »
Métra décrit cette scène du ton ironique qui lui est
familier. Il représente Piccinni s'élançant aux côtés
de la chanteuse, se prosternant et lui serrant la main
outre mesure M"" Saiiit-Hubertv, écrit-il de Fontainebleau au ministre le
24 octobre, et Tou sollicite déjà une pension extraordinaire pour elle, et ce
pour avoir chanté une fois à la Cour. J'ai eu beau dire qu'elle venait d'obtenir
une place de 1300 livres au concert de la Reine, et que même on avait fait
courir les appointements d'une année avant son admission, il parait que cela ne
contente pas son ambition. » (Archives laationales. Ancien régime. O 1,634.)
— Il faut bien avouer que La Ferté n'.ivait pas tort de s'élever contre les faveurs
dont on accablait la grande chanteuse et qui allaient la rendre si altière et si
intraitable.
MADAME SAINT-HUBERTY 14$
avec amour; il nous montre Marmontel, quoique plus
lent à fléchir le genou, employant les serments et les
expressions les plus tendres pour l'assurer qu'elle avait
excité de vives et nouvelles émotions dans son cœur;
puis il ajoute en forme de conclusion : « Quel plaisant
contraste de se figurer dans cette scène Saint-Huberty,
couverte encore de la pourpre de Didon, recevoir di-
gnement l'encens des grands et gens de lettres, et de
la voir telle qu'un voluptueux du siècle la trouva chez
elle, le surlendemain à Paris, faisant tête à tète avec
son jockey une partie de piquet sur un bout de tabh
dont le tapis étoit un linge aussi grossier que mal-
propre ! O reines du théâtre, voilà bien le véritable
revers de votre médaille ! »
De son côté, La Ferté mande en ces termes au mi-
nistre la réussite du nouvel opéra , dans sa lettre de
Fontainebleau, en date du 17 octobre : « L'opéra de
Didon a eu grand succès à la répétition générale et
à la représentation hier, tout étoit plein à l'une et à
l'autre. Le Roi et la Reine, ainsi que toute la Cour,
sont venus à l'une et à l'autre. Les habits sont magni-
fiques; M™6 Saint-Huberty a été mise au-dessus de tout
ce que l'on a jamais entendu, cela ne la rendra pas
plus facile à manier; il est vrai qu'elle a très bien joué,
mais d'ailleurs elle auroit pu ne chanter que la note,
car on n'a pas entendu le quart de son rôle. Voici,
Monseigneur, l'opinion de quelques personnes et qui
étoit la mienne dès les répétitions : c'est que , pour
donner cet ouvrage à Paris, il faut nécessairement en
retrancher pour une demi-heure de longueur, et il du-
rera encore deux heures et demie. D'ailleurs, il n'y a
19
146 l'opéra secret au xviii' siècle
pour ainsi dire qu'un seul rôle, qui est celui de Didon,
par conséquent il est tuant, et il est impossible que
M™^ Saint-Huberty puisse le jouer plus d'une fois par
semaine, ce qui est très fâcheux, parce que, sous ce
prétexte, elle ne jouera pas autre chose. Je vais m'oc-
cuper le plus tôt possible des décorations pour Paris;
il n'y aura point d'autres dépenses à faire, puisqu'on
aura tous les habits, la musique, et point ou peu de
répétitions * )>
Quelques jours après cette glorieuse soirée et peu
avant la représentation de Didon à Paris, M'"^ Saint-
Huberty écrivait à un de ses amis d'Aix la lettre sui-
vante (18 novembre), où elle lui raconte ses succès avec
une modestie assez bien jouée :
Enchantée de votre souvenir; vous ne pouvez me
flatter davantage qu'en me faisant accroire que l'on
peut désirer de me revoir à Aix et à Marseille. Jugez
combien je suis sensible au succès que j'ai obtenu dans
votre pays, puisque je me propose d'y retourner.
La chaleur de votre aimable pays m'a gratifiée
d'un rhume si violent, que je m'en ressens encore.
Mais il m'a fallu aller à Fontainebleau jouer Didon^
qui a eu un succès fou. Le roi a bien voulu penser
lui-même à augmenter ma pension d'après la satis-
faction qu'il a témoignée en me voyant jouer le rôle.
On donne aujourd'hui le Cid, de Sacchini; c'est
une musique enchanteresse. Vous qui la cultivez et
qui l'aimez, vous allez achever de devenir fou (de la
musique s'entend), j'y joue ce soir.
Le rôle de Didon étant fait pour moi , pour mes
moyens, et étant le seul rôle très intéressant dans cette
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 654.
MADAME SAINT-HUBERTY I47
pièce, il sera impossible de la donner (en province)
sans l'avoir vue repre'senter (à Paris). Cela a l'air de
l'amour-propre, mais je vais vous expliquer ce qui en
est. Le rôle de Didon est tout jeu ; le re'citatif en est si
bien fait, qu'il est impossible de le chanter. *
Un monde infini avait entendu les répe'titions de
Didon, et avait juge' que c'était un des plus mauvais
ouvrages de Piccinni. Cet homme se consolait en di-
sant : « Laissez arriver ma Didon. » A la première
répétition que j'ai faite, on dit : « Ah ! ah ! mais il a
refait la majeure partie de son opérai » Et il n'y avait
que quatre jours d'intervalle. Piccinni entendit cela et
dit : « Non, Messieurs, je n'ai rien changé au rôle,
mais on jouait Didon sans Didon. » Enfin, c'est la
seule pièce jusqu'à présent, à Fontainebleau, qui ait
fait plaisir au roi. Il l'a fait jouer trois fois, lui qui
avait l'opéra en horreur.
Je répondrais presque que Chimène fera aussi grand
plaisir. Le poëme n'est pas aussi intéressant, vu que la
chevalerie française n'est plus à grand degré d'enthou-
siasme; mais la musique est délicieuse en général.
J'écris cette lettre pour vous; j'espère qu'on n'en
saura que ce que votre prudence vous dictera. Vous
savez qu'il ne m'est pas permis de juger, ou plutôt que
je ne me le permets que très rarement.
A propos, vous avez un frère qui peint comme un
ange; rappelez-moi à son souvenir, vous m'obligerez.
Votre très humble servante.
De Saint-Huberty.
* « Vous aurez de !on)j;ues scènes à mettre en musique, avait dit Marmontel
à Piccinni en lui proposant le sujet de Didon, et dans ces scènes je vous de-
manderai un récitatif aussi naturel que la simple déclamation. Vos cadences
italiennes sont monotones ; la parole est plus variée, plus soutenue dans ses
accents, et je vous prierai de la noter comme je vous la déclamerai. » Et le
musicien avait accepté.
148 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE
A Paris, la pièce et la cantatrice obtinrent un succès
encore plus grand qu'à la cour. La soirée du i^'" dé-
cembre 1783 fut une soirée de transports et de délire.
Après le grand air : Ah! que je fus bien inspirée, tout
le public se leva en masse, interrompant la représen-
tation par des applaudissements frénétiques. L'air si
beau : Ah! prends pitié de 7na faiblesse, fit couler des
larmes de tous les yeux. Quel plus glorieux triomphe
avait jamais pu rêver la pauvre artiste en ses jours de
misère et de travail !
Grands seigneurs, artistes, philosophes, tous s'u-
nirent dans un concert de louanges à l'adresse de Di-
don et de la tragédienne inspirée. « M"" Saint-
Huberti, dit Bachaumont, a joué avec un talent supé-
rieur ; elle s'est élevée au-dessus d'elle-même. — C'est
la voix de Todi ; c'est le jeu de Clairon ! s'écrie Grimm.
C'est un modèle qu'on n'a point vu sur le théâtre, et
qui longtemps en servira. »
« Le talent de cette sublime actrice, dit Guinguené,
prenait sa source dans son extrême sensibilité. On
peut mieux chanter un air, mais on ne saurait donner
aux airs, au récitatif, un accent plus vrai, plus pas-
sionné. On ne peut avoir une action plus dramatique,
un silence plus éloquent. On se rappelle encore son
terrible jeu muet, son immobilité tragique, et l'ef-
frayante expression de son visage pendant la longue
ritournelle du chœur des prêtres dans Didon, vers
la fin du troisième acte, et pendant la durée de ce
chœur même. Elle ne fit aux représentations que se
replacer dans la position où elle s'était trouvée natu-
rellement à la première répétition générale. Quel-
MADAME SAINT-HUBERTY I49
qu'un lui parlait de cette impression qu'elle parais-
sait éprouver et qu'elle avait communique'e à tous les
spectateurs. « Je l'ai réellement éprouvée , répondit-
elle ; dès la dixième mesure, je me suis sentie morte. »
Cette [réponse révèle tout le secret du talent de la
grande tragédienne lyrique. Actrice de génie, elle sa-
vait garder sa tète, mais elle livrait tout son cœur,
toute son âme. Le succès de Didon ne se ralentit pas
de longtemps : chaque représentation était pour la
Saint-Huberty l'occasion d'un nouveau triomphe. Un
jour, on dépose une couronne aux pieds de l'artiste
qui, hésitante, troublée au point d'en perdre la voix,
ne peut que remercier du geste. La salle entière se
lève et demande que Didon se couronne. L'artiste
fait un geste négatif, mais M"' Gavaudan cadette,
qui jouait Élise, ramasse la couronne et la met sur
le front de la reine aux acclamations de la foule qui
lit, brodée en or entre les feuilles, cette inscription
prophétique : « Didon et Saint-Huberty sont immor-
telles. »
Certaine lettre, adressée par La Ferté au ministre,
jette un jour nouveau sur cet incident, et aussi sur
l'empire que M™« Saint-Huberty exerçait à l'Opéra.
«... Autre embarras, monseigneur, je ne sçai si vous
êtes informé que vendredi dernier on a jette du par-
terre sur le théâtre une couronne qui portoit pour de-
vise : « A l'immortelle Saint-Huberti. » L'actrice qui
jouoit avec elle l'a ramassée et l'a mise sur la tète de
M™° Saint-Huberti. Ce jeu, qui paraît un arrangement
concerté peut-être avec la dame Saint-Huberti, n'est
pas indifférent, car ceux qui donnent ainsi des cou-
l5o l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE
ronnes (chose sans exemple au théâtre pour un acteur)
pourraient bien s'accoutumer aussi à jetterdes pommes
cuites ou oranges, comme en Angleterre, aux acteurs
qui leur déplairoient ; alors il n'y auroit plus moyen
de se mêler du spectacle. Cette espèce de triomphe n'a
cependant pas rendu M"'^ Saint-Huberti plus recon-
noissante, car elle refuse de jouer mardi prochain son
rôle de Didon ; comme la recette de ce jour-là seroit
me'diocre, si l'on ne donnoit pas cet ope'ra, j'ai pensé
que vous approuveriez, monseigneur, que je donnasse
des ordres pour faire remplacer la dame Saint-Huberti
par la demoiselle Maillard, à laquelle M. Piccini a
montré le rôle de Didon, et qu'il désire lui voir jouer.
Si, comme elle est fort jeune, elle n'a pas autant de
finesse de jeu que M'"' Saint-Huberti, elle s'en tirera
toujours assez bien, malgré la cabale qu'il pourra y
avoir, pour plaire au public, d'autant plus qu'elle a
une voix qui peut faire envie à la dame Saint-Huberti;
mais M. Piccini, qui forme des vœux pour cette jeune
actrice, n'ose se montrer à découvert, de peur de dé-
plaire à M"* Saint-Huberti. * »
M. de la Ferté , il ne faut pas l'oublier, honorait
alors de ses faveurs M"' Maillard , qu'il cherchait
à pousser par tous les moyens possibles. Il donna
l'ordre, en effet, sur le consentement du ministre, de
lui faire jouer Didon, mais M™^ Saint-Huberty se ré-
volta et prétendit garder son rôle : peu s'en fallut
qu'elle ne quittât le théâtre pour se venger de ce ca-
price de potentat féru d'amour.
' Archives nationales. Ancien régime. O i, 626.
MADAME SAINT-HUBERTY OI
Cette soirée mémorable, où Piccinni vit couronner
son héroïne en la personne d'une interprète incompa-
rable, fut une revanche éclatante pour le compositeur,
pour le chantre inspiré des amours de Didon et d'Énée.
Didon n'est pas seulement le chef-d'œuvre de Piccinni,
c'est encore un des chefs-d'œuvre de notre Académie
de musique ; c'est une de ces créations de génie qui,
non plus que les Danaïdes, qu'Œdipe à Colone, que
la Vestale, Fernand Corte:(, Olympie et que tous les
opéras de Gluck, n'aurait jamais dû disparaître du
répertoire de notre première scène lyrique. Piccinni,
Salieri, Sacchini, Spontini ont, comme Gluck, illustré
à jamais notre Opéra par leurs admirables créations.
Leurs noms devraient toujours briller au premier
rang et ne jamais s'éclipser devant des gloires qui,
pour être plus récentes, ne sont pas plus pures.
Quel magnifique tableau que toute cette tragédie
lyrique ! Quelles grandes figures que celles de Didon,
d'Enée, d'Iarbe! Quelle fierté dans l'air d'Enée : i?e-
gne^ en paix sur ce rivage ; quels remords et quelle
douleur dans sa scène : Au noir chagrin qui me dé-
vore!... Comme larbe montre bien son féroce orgueil
dans l'air : Je veux les voir réduire en cendres ! Quelle
hauteur superbe dans le défi des deux princes ! Mais
c'est au rôle de Didon que le compositeur a prêté les
accents les plus empreints de noblesse et de grandeur.
On ne sait, à vrai dire, lequel préférer des airs ou des
récits qu'il a écrits pour son admirable interprète.
Est-ce l'air : Ah ! que je fus bien inspirée, ou celui:
Ni l'amante, ni la reine ? est-ce cet ardent duo d'a-
mour? est-ce cette grande scène où Enée s'engage à
i52 l'opéra secret au xviii" siècle
vaincre pour la reine, où les fières paroles de Didon
se mêlent aux chaleureuses acclamations de son
peuple, aux sourds murmures des Troyens, aux re-
mords du fils d'Anchise ? Tour à tour ardente, in-
quiète, passionne'e, jalouse, accable'e par le désespoir,
telle nous apparaît Didon en ces pages d'un admirable
sentiment. *
Cependant la grande actrice poursuivait le cours de
ses succès. La Chimène de Sacchini parut a l'Ope'ra,
le 9 février 1784 : ce fut un double triomphe pour le
compositeur et pour la cantatrice. Cette musique
simple et grandiose convenait à la nature de
y[me Saint-Huberty , qui rendit son rôle avec une
expression des plus pathétiques. Un mois après, elle
créait encore le joli rôle de Délie dans Tibulle et
Délie, un acte de Fuzelier, mis en musique par M"= de
Beaumesnil ; et cinq semaines n'étaient pas écoulées
qu'elle avait l'honneur de créer l'admirable rôle
* Le jour de la première représentation de Didon (i" décembre), la recette à
la porte de l'Opéra fut de ;,if9 livres i6 sous, comme on peut voir par le ta-
bleau que je donne à la page 1 54. En regard se trouvent les recettes à la porte de
chaque jour pendant le mois de décembre 1783. Pour avoir la recette totale du
mois, il faut y ajouter le douzième du prix des places louées par abonnement,
soit 21,710 livres, en compte rond ; ce qui donne une recette totale de 68,866 1.
4 s. — Le I" décembre, la recette de la Comédie Italienne, qui donnait deux
ouvrages de Grétry : Lucile et le Jugement de Midas, était de 2,003 !• '4 s- j ^^ 's
produit total du mois: 8;, 07; livres, réparties en 34,573 livres de recette à la
porte,' et 30,500 livres d'abonnement. (RecetWs de l'Opéra-Comique conservées
aux Archives de l'Opéra.) — Le morne soir, la Comédie Française donn.iit le
Roy de Cocagne, de Legrand, et Naniiie, de Voltaire. Recette : 1,291 livres 4 sous.
— La comparaison des recettes du i"^ décembre 1783 dans les trois théâtres de
Paris est instructive en ce qu'elle montre combien les premières représentations
attiraient déjà le public au siècle dernier, puisque l'Opéra, ce soir-là, dépassa
de 3 et 4,000 livres la Comédie Italienne et la Comédie Française, qui venait
piteusement eu dernier.
MADAME SAINT-HUBERTY l53
d'Hypermnestre dans ce magnifique opéra des
Danaides^ qui devait rester au premier rang des chefs-
d'œuvre de notre Académie de musique et illustrer le
nom de Salieri à l'égal de ceux de Gluck, de Piccinni,
de Sacchini. En moins de cinq mois, du i'""" décembre
au 26 avril, M"^ Saint-Huberty, surexcitée par une
ardeur passionnée pour son art, avait accompli ce
travail énorme, qui semblerait impossible aujourd'hui,
d'apprendre , d'étudier, de composer et de repré-
senter avec un sentiment et une vérité admirables,
quatre rôles du caractère le plus varié, et dont trois
au moins, Didon , Chimène et Hypermnestre, sont
des plus belles ligures auxquelles l'art lyrique ait prêté
vie.
Deux ans après le grand succès de leur Didon, Mar-
montel et Piccinni reparurent sur la scène de TOpéra
avec Pénélope. Malheureusement, la vogue de leur
précédent ouvrage avait fait trop espérer de cette
nouvelle tentative, et bien que l'opéra fût loin d'être
sans valeur, la soirée du 9 décembre 1785, que tout le
monde croyait devoir être un triomphe, ne fut qu'une
réception froide et cérémonieuse. Et pourtant la
grande actrice avait mis tout son art dans le rôle de la
vertueuse épouse d'Ulysse. Mais à quoi sert le plus
rare talent s'il est mal secondé et s'il rencontre autour
de lui de la négligence ou du mauvais vouloir? C'est ce
qui arriva cette fois : aussi Marmontel se reproche-t-il
dans ses Mémoires de n'avoir pas surveillé d'assez près
la mise en scène de son ouvrage, et fait-il humble-
ment retomber sur lui toute la responsabilité de cette
défaite.
04
l/OPÉRA SECRET AU XVlIl" SIECLE
RECETTE DE L'OPÉRA
DU Lundy premier décembre 1783, i" représentation de Didon,
suivie du ballet de la Chercheuse d'Esprit
Billets de balcons à
Billets de rez-de-chaussée, am-
phithéâtre et premières loges à
Billets de secondes loges
Billets de troisièmes loges . . . .
Bill, de quatrièmes et cinquièmes
Billets de parterre et de Paradis.
Première loge de huit, louée . .
Première loge de six, louée . . .
Première loge de cinq, louée . .
Première loge de quatre, louée.
Seconde loge de dix, louée . . .
Seconde loge de neuf, louée. . .
Seconde loge de huit, louée. . .
Seconde loge de six, louée. . . .
Troisième loge de huit, louée. .
Troisième loge de six, louée . .
Troisième loge de cinq, louée. ,
Troisième loge de quatre, louée
Troisième loge de trois, louée .
Quatrième loge de huit, louée .
Quatrième loge de six, louée . .
Quatrième loge de quatre, louée
Cinquième loge de huit, louée .
Cinquième loge de six, louée . .
Cinquième loge de quatre, louée
Supplément de billets
10 liv.
7 li
4I
6 1
3 1
2 1
60 1
45 i
37 1
3o 1
60 1
54 1
48 1
36 1
48 1
36 1
3o 1
24 1
18 1
3o 1
22 1
i5 1
3o 1
22 1
i5 1
Total.
NOMBRE
SOMMES
liv.
sols
3g
3 go
»
140
I o5o
»
1 066
2558
8
2
120
»
2
qo
'*
-
75
•**
3
240
»
6
216
»
3
7 '■
»
45
»
14
210
»
I o3
s
5i6g
j6
Bon pour la somme de cinq mille cent soixante-neuf livres sei:{e sols.
LASSALLE. GOSSEC.
MADAME SAINT-HUBERTY
i55
LIVRE DE CAISSE
1783 -1784
3°
14"
4"
Didon, la Chercheuse .
Alexandre
Orphée
Didon
Didon
Alexandre
Orphée
Didon, Chercheuse . . .
L'Inconnue, la Ro:{ière
Didon, Chercheuse . . .
L'Inconnue, la Rosière
Didon
Iphi génie en Tauride
(Gluck) Chercheuse .
Didon
Didon
Iphi génie en Tauride
(Gluck) Ro:{ière . . .
Devin, Ro:{ière
du lundy i". .
du mardy 2 . .
du jeudy 4 . .
du vendredy 5
du dimanche 7
du mardy 9 . .
du jeudy 11..
du vendredy 12
du dimanche 14
du mardy 16 .
du jeudy 18. .
du vendredy k»
du dimanche 21
du mardy 23 . .
du vendredy 26.
du dimanche 28
du mardv 3o . .
5169
16
864
8
799
2
4705
12
4480
2
1 140
4
1099
16
4809
160S
4
La Reine
prtsente
3710
16
1427
16
39S6
12
30I2
18
3292
2
44=9
18
1678
18
041
10
471 36
14
i56 l'opéra secret au xviii* siècle
« J'écrivis de verve cet opéra, dit-il, et dans toute
l'illusion que peut causer un sujet pathétique à celui
qui en peint le tableau. Mais ce fut cette illusion qui
me trompa. D'abord je me persuadai que la fidélité de
l'amour conjugal aurait sur la scène lyrique le même
intérêt que l'ivresse et le désespoir de l'amour de
Didon, je me persuadai encore que, dans un sujet tout
en situations, en tableaux, en effets de théâtre, tout
s'exécuterait comme dans ma pensée, et que les conve-
nances, les vraisemblances, la dignité de l'action y
seraient observées comme dans les programmes que
j'en avais tracés à de mauvais décorateurs et à des
acteurs maladroits. Le contraire arriva ; et, dans les
moments les plus intéressants , toute illusion fut
détruite. Ainsi la belle musique de Piccinni manqua
presque tous ses effets. Saint Huberti la releva, aussi
admirable dans le rôle de Pénélope qu'elle l'avait été
dans celui de Didon; mais quoiqu'elle y fût applaudie
toutes les fois qu'elle occupait la scène, elle fut si mal
secondée que, ni à la Cour, ni à Paris, cet opéra n'eut
le succès dont je m'étais flatté, et c'est à moi qu'en fut
la faute. Je devais savoir de quels gens ineptes je faisais
dépendre le succès d'un pareil ouvrage, et ne pas y
compter après ce que j'ai dit de Zcmire et A^or. »
Du reste, si le public ne fit pas bon accueil à cet
ouvrage, les musiciens et les gens éclairés lui accor-
dèrent plus d'attention et d'estime. Une étude tant soit
peu suivie leur fit apprécier de fort belles pages qu'ils
avaient tout d'abord dédaignées : entre autres, les deux
airs de Pénélope : Je la vois, cette ombre errante... et :
// est affreux, il est horrible! puis la grande scène
MADAME SAINT-HUBERTY I 57
des prétendants entrecoupée des plaintes amères de la
foule et des larmes de Pénélope , et la scène où Télé-
maque vient annoncer à sa mère le retour d'Ulysse
dans un air de superbe allure auquel répondent les défis
des prétendants, riant du foi espoir de la reine et du
peuple d'Ithaque.
Ce fut encore Saint-Huberty qui sauva d'un désastre
complet le Thémistocle de Philidor, que la cour avait
assez bien accueilli, mais que la ville reçut avec une
défaveur marquée (2 3 mai 1786) : ce ne fut pas un
de ses moindres succès que d'avoir animé la pâle fi-
gure de Mandane. Mais quelle dut être la joie de
la tragédienne quand elle put acquitter la dette de
reconnaissance qu'elle avait contractée envers son
premier maître, Lemoine ! Lui aussi, de retour à
Paris, prétendait arriver à la célébrité. Il avait bien fait
représenter en 1782 cette Electre qui n'avait eu qu'un
succès d'estime, mais la partie qu'il allait jouer était de
beaucoup plus importante. Aussi, M™« Saint-Huberty
usa-t-elle de tout son crédit pour faire passer la Phèdre
de son maître avant l'Œdipe de Sacchini, qui attendait
aussi son tour avec impatience.
Elle réussit, — malheureusement ! Sacchini avait la
promesse de la reine que son ouvrage serait le premier
représenté à Fontainebleau , devant la cour. Il avait
bien cru remarquer chez elle un peu de froideur,
mais il attendait avec une entière confiance, quand un
jour la reine l'aborda et lui dit avec émotion :
« Monsieur Sacchini, on dit que j'accorde trop de
faveur aux étrangers. On m'a si vivement sollicitée de
faire représenter, au lieu de votre Œdipe, la Phèdre
i58 l'opéra secret au XVIII* SrÈCLE
de M. Lemoine, que je n'ai pu m'y refuser. Vous
voyez ma position, pardonnez-moi. » Ce fut le coup
de grâce pour le malheureux compositeur. Il revint à
Paris désespe'ré et tomba malade le soir même : trois
mois après, il mourait à l'âge de cinquante-deux ans,
dans toute la force de son talent, sans avoir pu assister
à la naissance du chef-d'œuvre qui devait rendre son
nom immortel. La Phèdre de Lemoine ne re'ussit
guère à la cour non plus qu'à la ville , et ce fut en
vain que la grande artiste fit appel à tout son génie
dramatique pour sauver l'œuvre de son maître : dès
la troisième représentation la salle restait vide*.
M""* Saint-Huberty n'avait pas assez des applaudis-
sements de Paris, de l'admiration de toute la cour;
il lui fallait les acclamations de la France entière. Elle
les obtint, et l'enthousiasme qu'elle souleva en pro-
vince touche à la folie. Pour elle Lyon , Toulouse,
Marseille, Strasbourg organisent de véritables réjouis-
sances publiques ; partout la population entière lui fait
cortège, lui décerne trophées et couronnes. Marseille
fait tirer le canon à son arrivée et lui donne le spec-
tacle d'une fête en mer** ; puis les dames grecques
* La pièce se releva bientôt, grâce à l'intervention d'un ami de l'auteur. Cet
ami n'était autre que Quidor, l'inspecteur de police, qui avait certaines dames sous
sa surveillance : il les invita d'une façon qui ne souffrait pas de refus à suivre
et à faire suivre les représentiitions de Phèdre. La salle, déserte le premier soir,
se remplit de monde les jouis suivants : des toilettes éblouissantes s'étalaient
dans toutes les loges. Et il fallait voir comme on claquait ! C'est que Quidor
avait placé au parterre et dans les hauts ses escouades de policiers avec ordre
de frapper fort. Cette tactique fit merveille : à la dixième représentation, le
vrai public arrivait et applaudissait de concert. La farce était ;ouée. {Mcmoires
secrets, 20 décembre 17S6.)
** Voir dans l'Académie de Musique, de Castil-Blaze (I, 471), la lettre datée de
Marseille (i; août :7Sj), où l'on rend compte tout au long des honneurs
rendus à la grande cantatrice.
MADAME SAINT-HUBERT Y 1^9
établies dans la ville lui font hommage d'un superbe
costume grec, présent bien digne de l'artiste qui avait
tant fait pour la restauration du costume. A Stras-
bourg, en 1787, elle reçoit un galant madrigal, qu'on
attribue souvent à Napoléon Bonaparte, et cela contre
toute vraisemblance, puisque le jeune officier, alors
souffrant, passa presque toute l'année 1787 en Corse.
Il n'arriva à Paris qu'au mois de novembre et fut dirigé
de là, non sur Strasbourg, mais sur Auxonne, où était
son bataillon d'artillerie.
Romains, qui vous vantez d'une illustre origine,
Voyez d'oîi dépendait votre empire naissant.
Didon n'eut pas de charme assez puissant
Pour arrêter la fuite où son amant s'obstine :
Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux,
Eût été reine de Carthage,
Il eiit, pour la servir, abandonné ses dieux,
Et votre beau pays serait encor sauvage.
Enfin M"" Saint-Huberty revint à Paris après avoir
accompli à travers la France un voyage triomphal tel
que n'en eût pas fait une reine véritable. Elle reparut
à l'Opéra dans le rôle de Didon et les ovations recom-
mencèrent de plus belle : à la fin du spectacle, elle fut
de nouveau couronnée sur la scène. Dans ces dernières
années, les rôles nouveaux avaient inanqué qui fussent
à la hauteur de son talent : elle soutint sa réputation
en redisant d'anciennes pièces, notamment les ouvrages
de Gluck, et, à chaque reprise, elle faisait remarquer
de nouvelles beautés au moven de nuances et
i6o I. 'opéra secret au xviiio siècle
d'intentions dramatiques qui dénotaient une science
profonde et parfaite.
En 1790, M™8 Saint-Huberty donna sa démission.
Depuis quelque temps déjà, elle était tourmentée,
inquiète; sa pensée n'était plus à Paris, elle suivait de
loin, en exil, l'homme qu'elle aimait d'un ardent
amour et dont elle était pareillement aimée, le comte
d'Antraigues*. C'est à lui qu'elle écrivait, au milieu de
la période la plus laborieuse et la plus lucrative de sa
carrière, cette lettre charmante conservée par MM. de
Concourt, ce billet si aimant où elle mettait mieux que
son esprit, tout son cœur : « Tâche un peu que
Cabanis m'aime, afin qu'il me guérisse ; j'ai peur de
mourir, depuis que tu m'a dis que tu croyais pouvoir
m'aimer toujours. Je te crois autant qu'il est en
moi de croire ce qui ne dépend pas de nous. Voilà
ce que c'est d'aimer les gens pour eux ou pour leurs
vertus ; parce que, avant de t' aimer, je désirais toutes
tes bonnes qualités... Mon bien-aimé, quand je pense
* j'ai évité de parler dans cette étude de la vie privée de la Saint-Hubertv,
qui fut celle de toutes les femmes de théâtre au siècle dernier. On trouve la
mention suivante dans le Tarif des filles du Palais-Royal, etc. (vers 1790) :
i< Saint-Uberthy (sic), rue Jean-Pain-Mollet 48 livres. » Dauvergne porte
une accusation grave contre la célèbre chanteuse , dans sa lettre du 25 septem-
bre 1788, adressée à La Ferté : «Je connais, dit-il, les talents de M"= Hus qui
chante très bien, qui est d'une très belle figure, mais dont la voix n'est pas en-
core revenue des fatigues qu'elle a essuyées en apprenant à chanter de la dame
Saint-Huberti , et de celles que lui a occasionnées le goût de cette femme
pour son sexe, car tout le monde sçait que les jeunes filles qu'elle a attirées chez
elles ont été les victimes de ses débauches. » A défaut de preuves concluantes
pour ou contre, je me borne à transcrire ce passage inspiré peut-être par l'ini-
mitié que Dauvergne nourrissait contre la Saint-Hubertv ; je ferai seulement
observer que l'ardente amitié témoignée successivement par la Saint-Huberty à
plusieurs jeunes filles de la troupe, notamment à M"= Gavaudan cadette, ne se-
rait pas faite pour contredire les méchants propos de Dauvergne.
MADAME SAINT-HUBERTY
qu'il ne tiendra qu'à nous d'être heureux, mon cœur
tressaille de plaisir, mais cette idée ne rend pas le
moment pre'sent plus agréable. Je travaille à être
indépendante et je me tue; si j'ai perdu, par mes fa-
tigues réitérées, la fraîcheur de la jeunesse, qui est un
agrément pour le vulgaire des hommes, j'espère qu'en
formant mon cœur sur celui que j'aime, il me tiendra
lieu de tout ce qu'un autre que toi peut désirer. »
Elle rejoignit l'émigré à Lausanne, et, le 29 dé-
cembre 1790, elle devenait sa femme. Homme
d'initiative et d'action, le comte était profondément
dévoué à la cause des Bourbons; sa femme embrassa
ses convictions et partagea ses fatigues et ses dangers.
Elle n'abandonna pas son mari d'une minute , et
cependant, chargé de missions diplomatiques tantôt
pour l'Espagne, tantôt pour la Russie, il traversait à
tout moment l'Europe. Le comte quittait "Venise pour
se rendre à Vienne quand ses papiers furent saisis;
lui-même fut arrêté et enfermé dans la citadelle de
Milan, d'où il parvint à s'échapper avec l'aide de sa
courageuse compagne. A la suite de cet événement,
M. d'Antraigues publia son union avec la célèbre
cantatrice, et le comte de Provence, devenu roi de
France en Allemagne, fit remettre à l'actrice, avec qui
il s'était lié jadis de bonne amitié, le cordon de l'ordre
de Saint-Michel. Une seule femme, jusqu'alors, avait
été honorée de cette distinction, et c'était encore une
comédienne, M"*' Quinault. Successivement, nous
retrouvons le comte à Dresde, à Berlin, à Vienne,
partout où se trame quelque ligue contre Napoléon,
partout où l'on espère la restauration des Bourbons
21
Ib2 I. OPERA SECRET AU XVllI* SIECLE
Enfin en 1812, M. et M'"" d'Antraigues s'étaient retire's
en Angleterre dans un charmant cottage : ils s'apprêtaient
à jouir de la vie qui s'ouvrait si belle devant eux, qu'ils
s'étaient promise si pleine de félicités et de pures jouis-
sances. Le 22 juillet, au moment où ils allaient mon-
ter en voiture pour se rendre à Londres, ils furent
assassinés par un de leurs domestiques. Cet homme
avait livré à des agents de Fouché la correspondance de
son maître avec lord Canning; craignant de voir sa
trahison découverte, il résolut et accomplit froidement
ce double meurtre. Après, il se fit sauter la cervelle.
Ainsi périt la plus grande tragédienne lyrique qu'ait
eue la France. Mais elle ne mourut pas tout entière :
son souvenir demeura gravé dans l'esprit de ses admi-
rateurs et elle laissa après elle comme une trace
lumineuse de son passage sur la scène de l'Opéra. Sa
généreuse influence se fit sentir encore durant de
longues années : ses triomphes excitèrent bien des
ambitions, enflammèrent bien des courages. Elle resta
un objet d'admiration et d'émulation pour tous les
artistes, pour ceux qui l'avaient vue comme pour ceux
qui, plus tard, ne la connurent que de renommée.
Elle réunit en effet au plus haut degré deux qualités
ordinairement disjointes : le plus rare talent de
cantatrice et le plus grand art de tragédienne. Elle fut
dans toute la force du mot une artiste de génie.
ERS 1770, il y avait à l'Opéra un
danseur qui ravissait le public
et faisait tourner toutes les
têtes féminines par sa grâce,
son agilité , sa gaieté franche
et communicative. Il possé-
dait des talents remarquables
dans la pantomime gaie; il savait (pour parler le lan-
gage de l'époque ) « atteindre au point de vérité le
plus agréable et le plus folâtre », autrement dit, il était
légèrement grivois , et ne se gênait pas pour faire en
scène toutes les farces qui lui passaient par la tête.
Pour rien au monde , il n'aurait esquissé une pi-
rouette : il dédaignait cet ornement de mauvais goût,
que les puristes de la danse condamnaient d'une voix
unanime ; mais il se tortillait, se disloquait, se déhan-
chait avec une grâce peu commune, et se livrait à
mille folies que le public applaudissait à tout rompre,
et qu'il aurait silïlées chez tout autre que son favori.
It)b I. OPERA SKCRET AU X V I I 1 ' SIECLE
Ce joyeux ballerin était un des élèves préférés de
Noverre. Il était né à Montpellier, le 22 août 1742, et
avait débuté à l'Opéra à l'âge de dix-neuf ans. Il s'ap-
pelait de son vrai nom Jean Bercher; mais, au mo-
ment de paraître à l'Académie, il avait changé ce nom
trop commun contre celui plus gracieux de Dauberval.
Il s'était montré d'abord, le vendredi 12 juin 1761,
dans les pas du danseur Lyonnois au second acte du
ballet héroïque de Cahusac et Rameau, Zaïs^ dont une
reprise venait d'être faite au mois de mai et qui avait
dû un regain de succès au charme de la musique et à
l'agrément du ballet *. La vigueur du débutant, sa
jeunesse, sa belle humeur n'avaient pas tardé à lui
gagner les faveurs des belles dames, nobles et bour-
geoises, de Paris et de Versailles ; en un mot, il était
la coqueluche de toutes les femmes. Mais le jeune
artiste était trop fin pour se contenter de l'appui du
sexe faible : il avait voulu gagner aussi celui du sexe
fort, et il s'y était pris de la meilleure façon.
Au moment où s'ouvre ce récit, en janvier 1770,
tout Paris courait voir un magnifique salon que Dau-
berval venait de faire construire dans son hôtel de la
rue Saint-Lazare, et qui lui coûtait environ quarante-
cinq mille livres. C'était une merveille de goût, d'élé-
gance et de richesse, dans la décoration comme dans
les ameublements. Il y avait, en outre, un ingénieux
* Le surlendemain du début de Dauberval , le dimanche 14, M"' Peslin, qui
devait aussi s'élever au premier rang, avait paru à son tour dans les pas de
>!'•= Lany. Le Mercure note ces deux débuts, mais il ne se compromet pas et il
attend sagememt. «pour juger les talents des deux nouveaux sujets, que le
public les ait décidément appréciés. » Prudence est mère de sûreté.
UN MAKiAGE CHORÉGRAPHIQUE 1 67
mécanisme par lequel le salon se transformait à volonté
en salle de spectacle, puis encore un énorme vestibule,
qui se montait et démontait en quelques minutes,
pour mettre à couvert la livrée des gens qui assiste-
raient aux bals que le danseur voulait donner dans ce
palais, et dont il répandait déjà les prospectus.
Dauberval tendait à conquérir la faveur des grands:
il mit donc à leur disposition son théâtre, pour com-
biner les fêtes qu'ils voudraient donner, pour répéter
leurs comédies de société, dont la vogue était alors
dans son plein. Dès le premier jour, plusieurs dames et
seigneurs de la cour avaient choisi cet hôtel pour se
préparer en secret à briller aux divertissements qui
devaient avoir lieu lors du mariage du Dauphin ;
enfin , quelques seigneurs s'étaient fait ménager des
loges secrètes pour assister, à la dérobée , aux fêtes
licencieuses qui ne pouvaient manquer de se célébrer
dans ce temple consacré au plaisir*.
Dauberval menait donc la vie la plus joyeuse du
monde, également chéri des dames de la cour, qui
raffolaient de lui, et des grands seigneurs, qui le trai-
taient avec une affectueuse familiarité, quand il se
trouva subitement en butte à l'attaque directe d'une de
ses victimes **. M"« Dubois, l'actrice de la Comédie-
Française, plus célèbre encore par ses débordements
que par son talent de tragédienne , le poursuivait
• Mèmoirts secrets, 23 janvier 1770.
*• On trouve la note suivante sur les exploits de Dauberval dans les rapports
de police sur les femmes galantes de Paris (1759-60): «M. de Bougain-
ville a couché avec mademoiselle Mirey. Il l'avait déjà eue avant d'aller aux
Indes. Elle l'a repris pour son ami de cœur , c'est-à-dire payant, car il donne
i68 I. 'opéra secret au xviiî« siècle
depuis dix ans d'un amour qui éprouvait par mo-
ments de subites recrudescences. Elle venait de quit-
ter la Comédie et voulait mettre fin à ses débauches,
pour vivre bourgeoisement avec cet amant , dont
elle prétendait avoir un gage précieux en un char-
mant enfant de quelques années. M^^^ Dubarry avait
maintes fois témoigné ses bontés à M^'^ Dubois; celle-ci
pria donc la comtesse de l'aider dans son projet, qui
ne devait pas être une mauvaise affaire pour le dan-
seur, eu égard à la belle fortune qu'elle lui apporterait
en dot.
La comtesse se prêta volontiers à ce désir. Elle manda
à Versailles Dauberval, qu'elle protégeait d'une façon
toute particulière (la chronique galante le donne même
comme un rival heureux du roi), et l'engagea vivement
à épouser la tragédienne. Dauberval se récria, pré-
tendit qu'il n'avait jamais eu de goût bien décidé pour
M"" Dubois, que la passion même de celle-ci était fort
intermittente, et qu'enfin vingt autres — au moins —
avaient autant de droits que lui sur le petit garçon
dont elle voulait bien le déclarer le père. La comtesse
céda à ces justes remontrances. Mais, comme elle vou-
lait à toute force le rendre heureux, elle lui proposa
de l'unir à M"^ Raucourt, qui venait de débuter à la
Comédie, dans Didon, avec un succès inouï, et dont
la beauté, le renom de vertu et le grand talent tragique
beaucoup. Elle a encore Dauberval, ce qui lui occasionne quelquefois de grandes
disputes avec mademoiselle Dubois qui ne voudrait point do partage, et c'est
celle-ci qui paie le plus. Mademoiselle Dubois et mademoiselle Siane l'ont meu-
ble. Mademoiselle Mire)- n'est pas généreuse : aussi n'a-t-clle que les jour.s que
les autres sont prises. » (Revue relvospective, 2= série, t. III.)
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE l6q
excitaient par toute la ville un enthousiasme voisin
du délire. Dauberval s'excusa encore de l'honneur
qu'on voulait lui faire , et sauva finalement son
indépendance contre les attaques matrimoniales de la
comtesse *.
Cette nouvelle ramena le calme dans tous les cœurs,
et plus d'une habituée de l'Opéra applaudit Dauberval
de meilleure grâce, quand elle fut assurée qu'il refusait
de « s'engager dans les liens de l'Hyménée ». Mais
l'année ne devait pas finir sans que le danseur causât
à ses admiratrices de nouvelles inquiétudes. Dans les
premiers jours de décembre, le bruit se répandit que
Dauberval n'avait pas paru aux fêtes de Versailles, et
qu'il se disposait à partir pour la Russie, où l'appelait
l'impératrice Catherine II. C'était le dérangement de sa
fortune (il devait 60,000 livres, au bas mot) qui forçait
le danseur à s'exiler.
L'annonce de ce départ causa dans Paris un émoi
indescriptible; mais M™" Dubarry, que le départ de son
favori aurait vivement affectée, imagina un ingénieux
moyen pour le retenir. Elle organisa une quête en sa
faveur. Cette quête fut, pendant quelques jours, la
grande préoccupation de la cour. Grâce à la géné-
reuse émulation des courtisans, grâce aussi à la bien-
veillance du roi, qui contribua pour 10,000 livres au
rachat de son rival, la recette atteignit bientôt un
chiffre considérable **. Dauberval se laissa faire la
douce violence d'accepter l'offrande qui s'élevait à
90,000 livres, et la comtesse reçut ou fut censée avoir
* Mémoires secrets, 4 mai 1775.
"* Ibid., 14 décembre 1775, t. XXVII (supplément).
170 L OPERA SECRET AU XVlIl'^ SIECLF
reçu cette longue épitre de remercîments, véritable chef-
d'œuvre de vanité cynique et d'impertinence galante.
Madame,
Quelles obligations ne vous ai-je pas, et comment
les reconnoître? Investi, couvert, accablé de vos bien-
faits, je viens d'éprouver de votre part une faveur
unique et dont il n'est aucun exemple en France à
l'égard d'un simple homme de talent. J'étais abymé de
dettes : l'inconduite trop ordinaire dans notre état, la
dissipation dans laquelle nous vivons, le luxe où nous
entraîne la société brillante qui nous recherche, le
jeu devenu un besoin général, étoient les causes natu-
relles de mon dérangement. Cela me donnait peu de
droit à l'indulgence publique. Aussi, tourmenté par
mes créanciers, ne sachant comment les satisfaire,
i'avois pris le parti de m'expatrier, d'aller en Russie
où l'on m'appeloit et dont le ciel, tout rigoureux qu'il
soit, auroit eu pour moi inoins d'inclémence. Vous
n'avez point voulu, madame, qu'une terre étrangère
s'enrichît d'une perte bien faible sans doute et que
vous avez daigné exagérer : vous avez prétendu qu'il
seroit honteux que pour cinquante mille francs on
laissât partir un danseur aussi précieux (ce sont vos
termes, et je rougirois de les rapporter si l'on pouvoit
être modeste, honoré d'un suffrage comme le vôtre) ;
mais ce qui feroit tourner une tète plus forte que la
mienne, c'est votre empressement à faire participer la
cour entière au rétablissement de ma fortune : assu-
rément vous pouviez seule me sauver du naufrage ;
c'eût été un filet d'eau échappé d'un grand fleuve; il
eût été plus doux pour mon cœur de n'avoir qu'une
protectrice... Que dis-je! je n'en ai qu'une en effet, et
c'est à vous, madame, que je dois rapporter les bontés
de tant d'illustres personnages. Vous avez prétendu
UN MARIAGE CHOREGRAPHIQUE I7I
que tous, étant mes admirateurs, dévoient concourir à
me garder : vous avez établi une souscription, et vous
sembliez n'ouvrir votre porte qu'en proportion du
zèle qu'on mettoit à s'y inscrire : c'étoit une véri-
table taxe dont vous greviez ceux qui venoient rendre
leurs hommages.
Autrefois, M""^ la marquise de Pompadour, cette
femme charmante qui vous a devancé dans la carrière
brillante où vous entrez, que les arts ont rendue im-
mortelle parce qu'elle les a toujours accueillis et sou-
tenus, fit faire une loterie pour Géliotte ; on a donné
des bals pour Grandval, une représentation pour Mole*;
grands hommes, infiniment supérieurs à moi et par
leur talent et par l'excellence à laquelle ils l'ont
porté. Il vous étoit réservé, madame, d'envisager ma
perte comme une calamité générale, et d'avoir recours,
pour me conserver, à un de ces impôts extraordinaires
que le patriotisme alarmé s'empresse de payer a l'envi.
Mon dévouement, plus absolu que jamais à vos amu-
sements, est la seule manière dout je puisse vous
prouver ma reconnoissance. C'est aux artistes, c'est
aux gens de lettres à vous célébrer plus dignement.
Qu'est-ce que le génie ne doit pas attendre d'une di-
vinité aussi tutélaire, si vous daignez faire tant de
choses à propos d'un homme à talent, uniquement
recommandable par le bonheur qu'il a de contribuer
à vos plaisirs? Déjà la peinture, la sculpture, la gra-
vure, se sont disputé la gloire de transmettre à l'Eu-
rope étonnée les grâces séduisantes de votre figure;
déjà les muses vous ont couronnée de leurs guirlandes ;
déjà le patriarche de la littérature, le prince de nos
poètes et de nos philosophes, le vieillard de Ferney,
* Le premier de ces acteurs, tous trois célèbres par leurs bonnes fortunes,
avait appartenu à l'Opéra, et le second à la Comédie-Française, où le troisième
brillait alors du plus vif éclat.
172 L OPERA SECRET AU XYIII"^ SIECLE
s'est abaissé à vos genoux et vous a, en sa personne,
rendu les adorations et du Parnasse et du Portique*.
Puisse son exemple encourager ceux dont le respect
captivoit la langue! Qu'il s'élève un concert général
de vos louanges, et que le sceptre des arts et de la
philosophie, tombé des mains de la marquise ado-
rable qu'ils pleurent encore, passe en vos mains, et
leur rende en vous une autre Minerve!
Je suis avec un profond respect, etc.
Ce 10 avril 1774 **.
Dauberval s'était préservé lui-même du mariage, la
générosité de la Dubarry l'avait sauvé de la ruine
et de l'exil, la maladie pensa le ravir en un ins-
tant à ses admiratrices. Il tomba dangereusement
malade au mois de mars 1776, deux ans à peine après
que Paris l'avait reconquis sur la Russie. C'est alors
qu'on vit quels doux sentiments, quelle tendre affec-
tion excitait le célèbre ballerin. Tant qu'on eut à
craindre pour sa vie, la porte de son hôtel fut assiégée
d'une multitude de visiteurs, grands seigneurs et va-
lets, qui venaient s'enquérir de ses nouvelles : on eût
dit que la vie de quelque grand du royaume était en
danger. Puis, quand vint la convalescence, ce fut à
qui lui enverrait de légères pâtisseries, des pièces rares
de volaille, des vins fins et généreux. Il guérit enfin,
et la ville entière salua sa guérison d'un cri de joie.
11 vivait : tout Paris revécut avec lui ***.
* On fait allusion ici à la charmante lettre mi-prose , mi-vers , que Vol-
taire avait adressée à la favorite le 13 juin de l'année précédente et qui se
terminait ainsi : « Daignez agréer, madame, le profond respect d'un vieux solitaire
dont le cœur n'a presque plus d'autre sentiment que celui de la reconnaissance.»
** Mémoires seciels, 29 avril 2774,1. XXVII (supplément).
*** Ihid., t. IX.
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE IjS
Pendant que le beau danseur poursuivait le cours
deses galants exploits, une jeune fille débutait à l'Opéra,
qui devait, dans la courte carrière qu'elle allait four-
nir, donner, à toutes ses camarades du chant et de la
danse, le double exemple d'une rare honnêteté et
d'une grande instruction. Elle était d'ailleurs peu
éprise de son art, et ne s'était décidée à danser que
pour complaire à Lany, son professeur, qui fondait
sur elle de grandes espérances. Après avoir passé un
instant, en 1775 ou 1776, au dernier rang des surnu-
méraires, M"" Crêpé, dite Théodore, s'était retirée
presqu'aussitôt du ' théâtre : elle n'y revint que pour
effectuer son début officiel, le 26 décembre 1777, dans
le ballet de Bocquet fils et Boutellier, mis en musique
par Desormery, Myrtil et Licoris. Le Journal de
Paris avait d'abord négligé de parler de la jeune débu-
tante, mais comme elle continuait de paraître dans le
même ouvrage, il lui accorda enfin quelques mots
d'encouragement : « Elle est élève du sieur Lany, et
le public a remarqué avec plaisir que ce maître lui a
fait adopter le genre de la demoiselle Lany, sa sœur,
qui a fait longtemps les délices des amateurs de la
danse. » Le Mercure dit la même chose en termes
plus élogieux : « M''^ Théodore a débuté avec un
applaudissement général. Cette jeune danseuse a de
la grâce, un maintien noble et aisé, une danse
brillante, de la force et de la précision, et un talent
comparable au genre de M"* Lany, qui a fait long-
temps les délices de ce théâtre. »
En raison du vif succès obtenu à son apparition,
M"® Théodore fut presqu'aussitôt reçue comme cin-
174 l'opéra secret au xviii' siècle
quième remplacement^ à la suite de M'i^^ Vernier,
Hidoux, Asselin et Cécile (Dumesnil) : les premiers
sujets de la danse étaient alors M"'=''Allard, Peslin, Gui-
mard et Heinel. La nouvelle venue toucha d'abord
i,5oo livres, qui furent augmentées de 5oo dès l'année
suivante (1779): mais elle ne gagna jamais davantage
et ne resta pas assez longtemps pour s'élever au pre-
mier rang dans la classe des remplaçantes. Aussi bien,
elle ne s'occupait de son art qu'à ses moments perdus,
et passait tout son temps à lire : c'était une sorte de
philosophe en chaussons de satin, une libre penseuse
en jupon court, qui s'était surtout nourrie des ou-
vrages de Jean-Jacques. Quand elle s'était vue à la veille
d'entrer à l'Opéra, elle avait, disait-on, écrit à l'auteur
d'Emile, sollicitant de son maître préféré des conseils
sur la conduite qu'elle devait tenir dans cette dange-
reuse carrière ; et l'on prêtait au philosophe la ré-
ponse suivante :
On ne peut être plus surpris que je ne le suis, made-
moiselle, de recevoir une lettre datée de l'Académie
royale de musique, par laquelle on réclame des con-
seils pour y bien vivre.
Vos expressions peignent l'honnêteté avec tant de
franchise et de candeur, que je ne vous renverrai pas,
pour recevoir des conseils, à ceux qui ont coutume
d'en donner aux personnes qui s'y présentent. Je ne
puis cependant pas vous fournir les préceptes que vous
me demandez : ne doutez nullement de ma bonne
volonté à vous satisfaire; mais je suis moi-même fort
embarrassé pour mon propre compte, quoique je ne
sois pas dans une carrière aussi glissante. Je suis donc
hors d'état de vous diriger dans celle où vous êtes
entrée.
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE lyS
Je n'ai à vous conseiller que de vous arrêter à deux
principes généraux, qui doivent être la base de toutes
nos actions, dans tel état que le destin nous ait
placés.
Le premier, c'est de ne jamais vous écarter du
respect que vous paraissez avoir pour les bonnes
moeurs; et, pour y réussir, évitez l'impulsion du cœur
et des sens, et qu'une extrême prudence en soit le cor-
rectif.
Le second, dont vous devez sentir toute la néces-
sité, c'est de fuir, autant que vous le pourrez, la
société de vos compagnes et de leurs adulateurs. Rien
ne perd aussi facilement que le poison de la louange
et l'air contagieux de cet endroit. Jetez les yeux autour
de vous et vous remarquerez que ceux ou celles qui
le respirent, sans être en garde contre son effet, ont
le teint flétri et l'extérieur de machines détraquées.
Voilà, mademoiselle, les seules réflexions que je
vous engage à faire. Quant au reste, vous me parais-
sez être douée de toute la pénétration nécessaire pour
parer aux inconvénients qui renaissent à chaque ins-
tant dans ce séjour.
Acceptez, je vous prie, la considération qu'a pour
vous votre serviteur.
J.-J. Rousseau*.
Théodore suivit avec fidélité, toute sa vie durant.
les conseils vrais ou faux du philosophe. Elle ne se dé-
partit qu'une fois de « l'extrême prudence » recomman-
dée, et cela dans une circonstance tragique, qui se
dénoua d'une façon bien plaisante. M'" Théodore
avait le sang chaud et la tête près du bonnet. Elle crut.
' Le Vol plus haut ou l'Espion des principaux théâtres de la capitale, publié à
Memphis, chez Sincère, libraire, réfugié au puits de la Vérité. 1784.
176 l'opéra secret au XYIll*^ SIÈCLE
un jour, être offensée par une de ses camarades du
chant, « la pastorale M"« de Beaumesnil », ainsi nom-
mée, non à cause de son caractère, mais parce qu'elle
excellait dans les rôles de bergère *. Elle lui adressa
un cartel. Les deux ennemies convinrent de se ren-
contrer à la Porte Maillot. Elles allèrent au rendez-
vous costumées en amazones, et ayant pour témoins,
la première deux chanteuses, M"" Fel et Charmoy, la
seconde deux danseuses, M^'es Peslin et Guimard **.
L'arme choisie était le pistolet. Le combat allait com-
mencer quand survient Rey, un chanteur de l'Opéra,
qui s'épuise en beaux discours pour calmer les adver-
* M"= de Beaumesnil, de son vrai nom Henriette-Adélaïde Villard, était née
le 31 août 174S et avait débuté le 27 novembre 1766 par le rôle de Sylvie dans
l'opéra de ce nom, poème de Laujon, musique de Berton et Trial, qui venait
d'être donné le 18 novembre. C'est à la troisième représentation que cette jeune
inconnue de dix-huit ans , qui n'avait jamais chanté en public , remplaça
M"' Arnould, à peine rétablie d'une grave maladie de nerfs et qui avait Irop
présumé de ses forces. Le Mercure, assez circonspect d'habitude, crie aussitôt
au prodige, tout en reconnaissant que la jolie voix de la débutante est un peu
faible, mais en marquant l'espoir qu'elle pourra gagner en volume et en force par
l'exercice : « Elle chanta, elle développa des bras charmants, dont les mou-
vements souples et moelleux sont toujours d'accord avec le sentiment, avec le
Sens des paroles, ainsi qu'avec celui de la musique. Dès ce moment, toute la
salle retentit d'applaudissements, ce qui fut soutenu jusqu'à la fin » Telle
la femme, telle la chanteuse, au gré du rédacteur qui ne se tient pas d'enthou-
siasme et accumule éloges sur éloges pendant cinq pages pleines. M"' de Beau-
mesnil se retira au courant de 1781 avec une pension de 1,500 livres.
*' En sa qualité de premier sujet de chant, M''" de Beaumesnil était assistée
de deux premiers sujets de danse, tandis que M"' Théodore, premier rempla-
cement de la danse, n'avait pour témoins que des corj-phces du chant. M"" Fel
et Charmoy étaient en effet de simples choristes, comme la basse-taille Rey. Il
ne faut pas confondre cette demoiselle Fel avec la célèbre chanteuse, Marie Fel.
qui, née à Bordeaux en 1716, avait débuté à dix-huit ans à l'Opéra dans les
Eléments, puis avait parcouru une carrière très brillante jusqu'en I7;9, époque
à laquelle sa mauvaise santé et la délicatesse de sa poitrine l'obligèrent à quitter
le théâtre ; toutefois, elle continua de chanter au Concert Spirituel jusqu'en 1770.
ON MARIAGE CHORK GRAPHIQUE I77
saires. Vaines représentations : les deux rivales s'em-
parent des armes et s'ajustent. Mais Rey, tout en
pérorant, avait eu soin de déposer les pistolets sur le
gazon humide. On tire : les pistolets ratent. Les té-
moins perdent leur gravité d'emprunt et éclatent de
rire. Il ne restait plus qu'à s'embrasser : ce que les
champions firent de grand cœur.
Théodore était très aimée de ses camarades et du
public. Sa réputation de vertu, son esprit, sa façon de
penser libre, philosophique, sa grâce et sa gentillesse
lui avaient conquis tous les coeurs. Elle dansait gaie-
ment, avec malice, et savait surtout rebondir à mer-
veille, à ce qu'assure Etienne Despréaux, qui, dans
son poëme de l'Art de la Danse, dit en vers de
mirliton :
Que jamais votre corps ne perde son aplomb :
En sautant, imitez le ressort du ballon.
Dans cet art enchanteur que le public adore,
C'est par là que plaisait l'aimable Théodore.
Aussi fut-on fort inquiet, vers Pâques 1784, quand
la charmante danseuse, qui n'avait toujours pas un
goût bien vif pour son état, manifesta l'intention de se
retirer. Son maître Lany prétendait bien qu'elle man-
quait de sensibilité d'âme, et que sa supériorité dans
tout ce qui tenait du mécanisme venait justement de
sa froideur naturelle ; mais Lany se trompait. Si
M"« Théodore se montrait si fiére et si rebelle, c'est
que son pauvre cœur était pris d'amour pour le sé-
duisant Dauberval. Elle s'était amourachée de lui et
voulait l'épouser, tandis que celui-ci, habitué à voler
23
lyS l'opéra secret au xviii* siècle
de la brune à la blonde et à mener de front dix in-
trigues galantes, se souciait peu du mariage et faisait
la sourde oreille. Ses refus humiliaient bien Théodore,
mais elle ne se sentait pas la force de partir, et son dépit
amoureux la forçait de demeurer au théâtre, auprès de
celui qu'elle voulait à la fois fuir et ne pas perdre de
vue.
Elle resta, et réussit enfin à toucher le cœur du
barbare; mais elle devait, avant d'arriver à ses fins,
avant de porter le beau nom de Dauberval, subir un
terrible retour de fortune. Les mémoires et gazettes
du temps ne parlent qu'en termes discrets et prudents
de cette mésaventure ; mais j'ai trouvé, aux Archives,
des pièces secrètes concernant la punition que le mi-
nistre infligea alors contre toute justice à M"= Théo-
dore, et je vais raconter cet événement, qui montre
combien les artistes du temps jadis se trouvaient
exposés à l'arbitraire, au caprice et au courroux du
ministre ou de ses protégés.
Au mois de mars 1782, M"e Théodore avait accom-
pagné à Londres Noverre, qui allait se faire connaître
des Anglais comme chorégraphe et comme danseur;
elle l'avait parfaitement secondé dans son entreprise.
et avait obtenu auprès des insulaires un succès fou.
« Elle triomphe ici, écrivait-on de Londres aux Mé-
moires secrets, le 1 3 mars, et l'on aime autant son
caractère que son talent sans exemple. »
Cette faveur extraordinaire, et qui se traduisait
pour elle en bel argent bien. sonnant, incita la dan-
seuse à se fixer en Angleterre. Elle écrivit alors plu-
sieurs lettres au surintendant des Menus-Plaisirs, M. de
UN MARIAGE CHOREGRAPHIQUE IJf)
la Ferté, et une dernière (le 3 juin) à M. Amelot,
alors ministre de la maison du roi gouvernant l'Opéra,
pour lui demander soit un congé absolu, soit un congé
de trois ans, soit un congé de huit mois chaque année.
Elle ne possédait, disait-elle, qu'une quarantaine de
mille livres amassées durant son voyage à Londres, et,
ne voulant jamais avoir que son talent pour ressource,
elle devait, avec cette somme, aider sa mère et sou-
tenir un oncle et deux tantes. Or, elle gagnait, à Paris,
tout au plus, cinq à six mille livres, tandis que mille
louis au moins lui étaient assurés à Londres! « Vous
vous refusés encore, concluait-elle, à me donner les
premiers appointements, de sorte que je renonce à ma
fortune, si je retourne, pour n'être dédommagée par
rien. Mais si votre volonté ou les règlements de l'Opéra
s'y opposent, au nom de Dieu, Monseigneur, accor-
dez-moi une autre faveur en me donnant ma liberté,
car je me dois encore plus à mon bonheur et à celui
de mes parents qu'à tout ce que j'ai pu promettre*. »
Le ministre renvoya cette lettre à M. de la Ferté,
qui répondit, le i8 juin, que la demande faite par la
danseuse d'un congé de trois ans ou d'un congé de
huit mois par an, était tout-à-fait inacceptable, si l'on
ne voulait pas détruire l'Opéra, car tous les sujets se
croiraient le droit de demander la même chose à leur
tour. Enfin, pour mieux persuader le ministre, il
s'appuie sur l'avis de Dauberval, qui, « malgré l'intérêt
qu'il prend à la demoiselle Théodore, a été le premier
à dire que sa proposition était inadmissible, et qui
• Archives nationales. Ancien régime. O i, 639. — Sauf indication contraire,
toutes les pièces ici reproduites se trouvent dans ce même registre.
i8o l'opéra secret au XV m'' siècle
même était d'avis que son congé absolu lui fût donné
avec défense de revenir à Paris ». On voit par là que
Dauberval répondait encore assez froidement aux
poursuites matrimoniales de sa camarade, et qu'il était
bien aise de la tenir à distance pour s'en mieux
garantir.
Mais La Ferté n'était pas d'avis qu'on intimât cette
défense à Théodore. « Je n'approuverois point cette
dernière clause, dit-il au ministre, d'autant qu'il y a
tout à parier qu'elle ne seroit point exécutée, ce qui ne
feroit que compromettre l'autorité. Ainsy, je pense-
rois qu'il vaudroit mieux se borner à faire répondre à
la demoiselle Théodore qu'elle est absolument libre
de faire tout ce qui lui conviendra, et qu'on a pourvu
à ce que sa place soit remplie à l'Opéra. Cette réponse
pourroit peut-être l'humilier plus que toutes les me-
naces, d'autant qu'il paroît que son parti est bien pris
de rester trois ans en Angleterre *. »
Le ministre adopta cet avis, surtout en considération
de la protection accordée par la reine à la danseuse, et
il répondit, le 22 juin, à M. de la Ferté, lui répétant,
dans les mêmes termes , la décision qu'il prenait à
l'égard de la danseuse , et le priant de la lui signifier.
M"= Théodore reçut donc le congé absolu qu'elle avait
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 639. — Et cependant, quelques mois
auparavant, pour dtcider le ministre à refuser les propositions de M"= Théodore,
La Ferté écrivait au ministre qu'elle n'avait aucun succès à Londres : « J'ai vu
hier M. le chevalier Humbert qui m'.i dit qu'il avoit reçu des nouvelles d'Angle-
terre, et on lui niandoit que le directeur ne se soucioit pas du tout de garder la
demoiselle Théodore, à laquelle on ne trouve toujours que la même danse...
Je crois qu'elle sera trop heureuse de revenir. » (Archives de l'Opéra, Registres
dis Menus-Plaisirs. Lettre de La Ferté .i .M. Amelot, du 17 avril 1782.)
UN MARIAGE C H () R E G R A I' H I QU E ibl
demandé, et recouvra son entière liberté', sans aucune
condition ni restriction, comme cela ressort des lettres
de La Ferté à Amelot. La danseuse commit l'im-
prudence grave de trop se fier à la parole comme
à l'écrit du ministre. Quand la saison de Londres fut
finie, elle rentra tranquillement en F'rance, et alla
s'installer en Champagne, dans un château appartenant
à Dauberval *.
C'est là que l'attendait Amelot, qui avait des raisons
particulières pour en vouloir h la trop spirituelle dan-
seuse. De plus, le tout-puissant La Ferté, qu'elle n'avait
jamais flatté, — tout au contraire, — s'entendait fort
bien à attiser le courroux du ministre, et il lui écrivait
le 19 juillet 1782 : « ... J'ai l'honneur. Monseigneur, de
vous envoyer une lettre que je' reçois de Dauberval ;
je vais lui répondre de manière à l'inquiéter, en lui
disant que vous étiez déjà informé, et que vous avés
trouvés mauvais qu'il donna retraite à M"« Théodore,
que je crois qu'il faudrait faire arrêter aussi pour
l'exemple. »
Amelot accueillit cet avis avec empressement, et,
dès le lendemain, il écrivait au lieutenant de police,
Lenoir : « Je n'ai que le tems, monsieur, de vous
envoyer un ordre du roi pour arrêter la demoiselle Théo-
dore, que j'ay appris s'être retirée chez le sieur Dau-
berval, au château de Poinchy, par Chablis, en Cham-
* Lui-même venait de se faire donner un congé de trois mois à partir du
15 juillet, sous prétexte d'aller se soigner aux eaux, et s'était retiré dans ses
terres. (Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre de Dauberval au
ministre et lettre du ministre à La Ferté, du 4 juillet ) — O i, 659. Compte que
Il comité rend au ministre de ce qui s'est passé dans sa séance du } juillet 17S2.
l82 r. "opéra secret au NVnie SIÈCLE
pagne. Comme elle a manqué à la parole qu'elle
m'avoit donnée de revenir ici après l'expiration de son
congé, je crois cet acte de sévérité nécessaire pour
servir d'exemple et en imposer... Je vous serai obligé,
en la faisant conduire à l'hôtel de la Force, de recom-
mander expressément qu'on ne la laisse parler à per-
sonne. »
Lenoir chargea de cette mission délicate un inspec-
teur de police fort expert en ces sortes d'expéditions,
Quidor, très connu et très choyé dans tous les théâtres
de la capitale, par la bonne raison que c'était presque
toujours lui qui était chargé d'appréhender au corps
les artistes récalcitrants : ce qu'il faisait d'ailleurs avec
la meilleure grâce du monde, et en ayant pour eux les
plus grands égards. Quidor partit sur l'heure et fit
grande diligence pour arriver à Poinchy avant que des
amis n'aient pu prévenir la danseuse du coup qui la
menaçait. Au bout de quatre jours, il était de retour à
Paris avec son importante capture, qui, du reste, ne
lui avait pas donné grand'peine à prendre, comme il
appert du rapport qu'il adresse, le 23 juillet, à son
chef:
J'ai déposé cette nuit à l'hôtel de la Force, avec la
consigne du secret, la demoiselle Théodore que j'a-
vois trouvée au château de Poinchy. Malgré les avis
donnés par la demoiselle Guimard à sa mère et ceux
qui lui avoient été donnés directement par la poste,
elle étoit dans la plus grande sécurité, se confiant dans
une lettre qu'elle dit avoir de M. de La Ferté, et
écrite au nom du ministre, dans laquelle en lui an-
nonçant qu'elle n'est plus sur l'état des sujets de
UN MARIAGE CHOREGRAPHIQUE l83
l'Opéra ni de la Cour, on la rendoit libre de contracter
les engagements qu'elle jugerait à propos. Elle a reçu
ma visite et mon compliment avec un he'roïsme roma-
nesque et paraît disposée à faire assaut de courage et
de fermeté contre les attaques de l'autorité.
Pendant le peu d'heures que j'ai passées à Poinchy,
j'en ai assés vu et entendu pour pouvoir vous assurer
que la demoiselle Théodore et Dauberval sont mariés
depuis huit jours, que c'est pour ce grand coup de
théâtre que la demoiselle a hasardé un voyage en
France et à Paris, d'où le sieur Dauberval l'a emme-
née furtivement à sa terre où s'est faite la cérémonie.
Quoique j'aie la certitude de ce que j'avance, comme
c'est encore un mistère, je vous supplie, monsieur,
de ne pas paroître tenir la nouvelle de moi.
Lenoir envoyait immédiatement le rapport de Qui-
dor au ministre, et, le lendemain 24, il lui adressait
le « mémoire de cet officier concernant la capture,
conduite et emprisonnement de la demoiselle Théo-
dore, réglé selon la taxe ordinaire. »
Mémoire des déboursés faits par le sieur Qiiidor, con-
seiller du Roi, inspecteur de police, dans l'exécution
de l'ordre du Roi contre la demoiselle Théodore,
qu'il a été chercher au château de Poinchy, près
Chably^ et qu'il a amenée à l'hôtel de la Force :
Sçavoir :
De Paris à Poinchy, 26 postes et demie y compris
la poste Royale, à 7 1. 10 s. par poste pour l'officier,
et 3 1. pour l'homme de confiance, fait la somme
184 I.' OPÉRA SECRET AU X V I I 1 " SIECLE
de deux-cent-soixante-dix-huit livres cinq
sols, cy 278'
Pour l'exécution de l'ordre du Roi contre
la demoiselle Théodore 46
Pour le retour à Paris avec ladite de-
moiselle et sa femme de chambre, la quan-
tité de 26 postes et demie à 7 1. 10 s. pour
l'officier, 3 1. pour l'homme de confiance et
6 1. pour la demoiselle et sa fernme de
chambre, font 16 1. 10 s. par poste, la
somme de 437
Plus, pour deux jours de nourriture des
deux demoiselles à 5 1. par jour, fait ... 10
Total 771 ' 10*
Voilà ce qu'il en coûtait au siècle dernier pour
arrêter, à quarante lieues de Paris, une danseuse et sa
femme de chambre. Les moindres chiffres de ce
compte sont des plus curieux à examiner, depuis la
poste qui coûtait 7 liv. 10 s. pour Quidor, et seule-
ment 3 liv. pour « l'homme de confiance » ou chacune
des prisonnières, jusqu'à la nourriture, qui revient à
5 liv. par jour pour deux personnes. Cela met le repas
de chacune à 25 sols, mais, eu égard à la valeur de
l'argent à cette époque, ces 25 sols représentaient
bien 3 francs de nos jours : on voit donc que la dan-
seuse et sa camériste n'étaient pas soumises à un ré-
gime trop dur.
Quand le bruit se répandit dans Paris de l'arresta-
tion de M"" Théodore, ce fut un mouvement général
de tristesse et de stupeur. Tous les amateurs brûlaient
du désir de la revoir, de lui témoigner par leurs bra-
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE I 8 5
VOS qu'on l'aimait autant à Paris qu'à Londres : et
voilà que la pauvre fille était enfermée en prison. Le
public, l'esprit mis en éveil par ce vif désappointement,
ne tarda pas à deviner la véritable raison de cette
disgrâce. La seule faute de M'" Théodore, ce dont le
ministre voulait la punir, c'était d'avoir écrit durant
son séjour à Londres différentes lettres où elle s'ex-
primait avec une liberté par trop anglaise sur la nou-
velle administration de l'Opéra. Le comité, qui avait
été créé par le ministre en 1780, et qui, depuis le
départ de Dauvergne 120 mars 1782), dirigeait seul le
théâtre sous l'influence occulte mais toute-puissante
de Morel, le beau-frère de Papillon de la Ferté, avait
fait entendre au ministre que c'était l'attaquer indi-
rectement lui-même et braver son autorité que de
narguer, de tourner en ridicule, un pouvoir qui éma-
nait de lui*. Et le ministre, froissé dans son amour-
propre, avait résolu de sévir.
Mais Théodore n'était pas femme à se laisser frapper
sans riposter, et, le jour même de son incarcération
elle écrivit à M. de la Ferté une lettre de la bonne
encre, où elle le raillait avec une verve impitoyable :
Je ne me serois jamais attendu, ni vous non plus,
j'en suis sûre, — écrit-elle le 23 juillet, — à ce qui
m'arrive aujourd'hui; vous êtes off'ensé et compromis
plus que je ne suis punie. Puisque, par la lettre
ministérielle ' que j'ai reçue de vous, on m'accorde ma
liberté, et que vous m'assures même qu'on a pourvu à
mes places de la Ville et de la Cour, et que je ne suis
plus rien sur les Etats du Roi. ni sur ceux de l'Aca-
• Mémoires secrets, 31 juillet 1782.
24
i86 l'opéra secret au xviii^ siècle
demie royale de musique, je croyois qu'on n'avoit
plus de droit sur les gens qu'on avait congédiés, mais
la justice de cette administration n'est pas faite comme
cette admirable divinité qui tient la balance, et je ne
suis plus surprise de rien, mais vous, monsieur, vous
pouvés l'être, si de ma vie je fais un pas sur les
théâtres de Versailles et de Paris.
Je n'en suis pas moins reconnoissante des bonnes
intentions que vous avés eu pour jnoi, et je ne vous
en rends pas moins les hommages du plus respectueux
attachement et de la plus vive reconnoissance que je
dois aux bontés et à l'intérêt que vous m'avés toujours
témoignés.
M"« Théodore avait un grand avantage dans cette
lutte contre le ministre et l'intendant des Menus : elle
avait pour elle le droit, la bonne foi, et une pièce
écrite qu'elle citait toujours sans se départir d'un
mot. Aussi faut-il voir tous les efforts de La Ferté
pour changer le sujet de la discussion et attirer la
danseuse sur un terrain où elle ne pourrait plus citer
cette malheureuse lettre à tout propos. Au reçu de ce
papier, La Ferté fut presque désarçonné, mais il prit
deux jours de réflexion pour se remettre, et, au bout
de ce temps, il adressa à la danseuse une lettre d'une
remarquable hypocrisie :
Comme je suis, mademoiselle, malade à la campagne,
j'ai appris par votre lettre votre détention. J'avois lieu
de la craindre * d'après le mécontentement que le pu-
blic avoit marqué lorsqu'il a appris le refus que vous
' Le bon apôtre l'avait bel et bien conseillée au ministre.
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE 187
faisiés de revenir dans votre patrie, et que vous pré-
fe'riés de faire jouir les pays étrangers de vos talents.
Il est vrai que je vous ai e'crit, après plusieurs lettres
que j'avois reçues de vous et dont j'avois rendu
compte au ministre, qu'enfin, puisqu'il falloit renoncer
à l'espe'rance de vous revoir de trois ans à l'Opéra,
vous étiez libre de faire ce qui vous feroit plaisir et
qu'on disposeroit de vos places ; mais en même temps
je ne vous ai point donné le conseil de venir à Paris *,
surtout lorsque vous forciés la main pour vous procu-
rer la liberté de rester en Angleterre. Je puis vous as-
surer que si dans cette occasion le ministre use de
quelque sévérité vis-à-vis de vous, c'est que les avis de
plusieurs personnes raisonnables** se sont réunis pour
représenter au ministre qu'il étoit important de faire
un exemple qui pût au moins satisfaire le public, sur-
tout lorsqu'il a lieu vis-à-vis de quelqu'un qui a autant
de talent que vous. Je vous connois trop d'esprit, made-
moiselle, pour n'être pas convaincu qu'intérieurement
vous penseriés de même, si la chose ne vous regardoit
pas personnellement. Au reste, j'espère que M. Amelot
ne sera pas longtemps sans vous rendre votre liberté.
Et le lendemain 26, La Ferté, poursuivant son
double jeu, écrivait au ministre :
Monseigneur, je crois devoir avoir l'honneur de
vous envoyer la lettre de la demoiselle Théodore, que
vous serés sensé ne pas connoître, et la réponse que je
lui ai faite, afin que si elle la montroit, on puisse juger
par là de la conduite qu'elle a tenue; la punition
qu'elle éprouve ayant fait actuellement son effet à
l'Opéra et dans le public, je pense que vous voudrés
* Cette distinction n'est-elle pas merveilleuse?
'* L'excellent homme ne se maltraite pas trop.
i8S l'opéra secrkt au xviii'' siècle
bien lui rendre sa liberté, en lui faisant sentir que c'est
une grâce, puisque vous pourries la retenir de manière
à l'empêcher de sortir du Royaume pour aller exercer
son talent ailleurs; mais il faut qu'elle paye les frais
de l'inspecteur de police; comme c'étoit une mauvaise
tête et qu'elle pourroit tenir beaucoup de propos à
Paris et exciter du trouble à l'Opéra, il seroit peut-être
bon de ne la faire sortir de prison qu'au moment oii
elle seroit prête de monter en voiture pour retourner
à Poinchy, et la faire prévenir par l'inspecteur que
c'est une des conditions de sa liberté, et que si elle se
prévaut de rester à Paris et d'y voir quelqu'un d'ici à
deux mois, alors il ne lui sera expédié aucun passe-
port lorsqu'elle en aura besoin pour passer en
Angleterre, et que dans deux mois elle pourra venir à
Paris, si elle y a des arrangements à prendre pour ses
affaires; comme je vois qu'il ne faut rien écrire avec
elle, je crois qu'il faut lui faire dire tout cela verbale-
ment par le sieur Quidor.
L'aveu est précieux à noter. Il paraît que le pauvre
La Ferté se repentait fort d'avoir écrit cette lettre si
précise qui rendait à M"° Théodore « son entière
liberté, » et qui était devenue une arme terrible dans
les mains de la spirituelle danseuse.
Le lendemain matin 27 juillet, Amelot écrivait à
Lenoir de mettre M"° Théodore en liberté, sous con-
dition qu'elle payerait les 771 liv. 10 s. qu'avait coiàté
son arrestation, qu'elle sortirait de prison sans voir
personne autre que sa mère, et qu'elle obéirait sur
l'heure aux ordres du roi qui l'exilaient à trente lieues
de Paris. « Elle reconnaîtra, disait-il en finissant,
qu'on ne nargue pas impunément l'autorité en reve-
nant en France et même jusqu'à Paris, après avoir
UN MARI AGE C HORKGR A l'H IQUE 189
manqué à la parole d'honneur et par écrit qu'elle
avoit donnée de revenir prendre son service à l'Opéra
à l'expiration du congé limité que je lui avois accordé,
et avoir forcé par ses prétentions ridicules et indé-
centes à lui donner un congé absolu. »
Et le même jour, le ministre, mandant à La Ferté
qu'il venait de faire mettre la prisonnière en liberté,
terminait sa lettre par ces mots qui prouvent combien
il redoutait lui-même la malice et la colère de son
adversaire : « A votre place, je n'aurois pas répondu à
la lettre qu'elle vous a écrite. Mais il n'y a pas grand
mal », ajoute-t-il comme pour se rassurer contre sa
propre peur.
Cependant, la veille même du jour où elle devait
sortir de prison, la danseuse avait encore adressé à La
Ferté une lettre narquoise dont chaque mot portait et
frappait son ennemi en pleine poitrine. Elle commen-
çait par rappeler avec une précision impitoyable
qu'avant de s'engager à Londres, elle avait demandé
qu'on lui rendît sa liberté ou qu'on lui donnât la place
de premier sujet, que le ministre lui avait formellement
promise depuis Pâques 1780. Puis elle continuait :
« Vous avés donc été chargé, monsieur, de m'écrire au
nom du roi et du ministre que j'étois libre et qu'on
avoit pourvu à mes places tant à la Ville qu'à la Cour:
il est vrai que vous ne m'aviés pas conseillé de revenir
en me disant que peut-être obtiendrais-je difficilement
un passe-port, mais vous ne m'aviés pas dit que l'on
me mettroit en prison; vous avés été trompé, mon-
sieur, vous êtes cruellement compromis, et je suis bien
Certaine que vous gémisses sur ce qui m'arrive. Les
!<)0 1 / O P É R A SECRET AU X V II I ' SIECLE
personnes raisonnables qui conseillent le ministre sont
plus méchantes... Je n'ai point appris mon état aux
dépends de l'Académie royale de musique. Durant mon
service à ce spectacle, à peine si j'ai retiré ce que mon
talent m'a coûté ; je n'emporte pas en Angleterre les
pensions de la France, je n'ai servi que trois ans, et je
ne dois rien à l'Opéra, car mon talent étoit fait lorsque
j'y suis entrée. Le public seroit injuste de me blâmer,
il ne paye pas les sujets comme en Angleterre par
l'argent que celui de ce pays apporte à leur bénéfice;
mais ce qui doit offenser ce même public dont vous
me parlés est la petite méchanceté de quelques enne-
mis qui s'opposent à ce qu'un sujet aimé obtienne les
places qu'il mérite. Les règles de la justice ne sortiront
jamais de mon cœur, je ne suis pas partiale pour mes
intérêts, et si j'avois tort je me condamnerois. Mon
talent est à moi, comme Paris est au roi. L'Académie
ne l'a point acheté comme celui du jeune Vestris par
la pension donnée à son père pour former des sujets.
Je suis pauvre, je n'ai de ressource que par mon talent,
et je demande une grâce dont il y a encore un exemple
assés récent dans M. Vestris, qui a obtenu durant sept
années consécutives un congé pour aller h Stmard
fStuttgard). »
Il fallait du courage pour parler ce fier langage au
surintendant des Menus et au ministre. Cependant on
laissa Théodore sortir de prison au jour dit, le 27 juil-
let, et elle partit en exil. Mais le ministre et La Ferté
s'aperçurent bien vite qu'ils n'avaient pu donner le
change au public sur les causes de leur colère contre
la danseuse ; la faveur générale était acquise à leur
UN MARIAGE CHOREGRAPHIQUE IQI
adversaire, et chacun s'étonnait de l'acharnement qu'on
mettait à la poursuivre en l'empêchant de danser à la
fois à Paris et à Londres.
Du moment qu'on avait fait sentir à l'artiste le poids
de la colère ministe'rielle, il semblait qu'il fût juste de
lui donner pleine liberté plutôt que de l'éloigner de
Paris, tout en refusant de la laisser sortir de France.
Malheureusement pour elle, son honnêteté ne lui avait
procuré aucun protecteur; elle lui avait, au contraire,
aliéné la plupart des personnages influents qui courti-
saient des vertus plus faciles. De plus, son grand talent
lui avait fait beaucoup de jaloux à l'Opéra, et la Gui-
mard passait pour être à la tête de la cabale qui la
persécutait, mais elle avait pour elle l'appui de l'opi-
nion, qui se traduisait dans les gazettes : « Si elle ne peut
rentrer, elle aura la consolation d'emporter non-seule-
ment l'admiration, mais même l'estime publique *. »
Cette manifestation du sentiment public décida le
ministre et M. de la Ferté à négocier avec la dan-
seuse qu'ils retenaient en exil, pour la décider à repa-
raître. Mais celle-ci resta inébranlable dans la décision
qu'elle avait prise de retourner à Londres, et, le 7
août , M. de la Ferté était contraint d'annoncer au
ministre l'inutilité de ses eff"orts. « J'ai reçu une nou-
velle lettre de M"' Théodore, qui persiste toujours à
vouloir faire (dit-elle) sa fortune en Angleterre. Ainsi,
toutes vos tentatives et les miennes ne pouvant se-
* Mémoires surets, 51 juillet 17S2. L'accusation portée par ces mémoires contre
la Guimard parait assez mal fondée, puisque nous savons par le rapport de
Quidor que M'^* Guimard avait, au contraire, prévenu sa camarade du danger
qui la menaçait d"ètre mise en prison.
192 1, OPKRA SECRET AU X V I 1 1 "^ SIECLE
conder les désirs que vous avie's de conserver ce talent
à la Cour et à la Ville, il faut bien prendre le parti d'y
renoncer ; je lui ai en vain rappelle les paroles d'hon-
neur qu'elle vous avoit données par écrit de ne point
abuser du congé que vous aviés bien voulu lui donner
pour la mettre à même d'arranger ses affaires ; mais
c'est une petite cosmopolite qui, à ce que l'on m'a dit,
pour faire sa cour aux Anglois, n'habille pas bien les
François en Angleterre. Au reste, l'engagement que
vous avés permis que l'on fît à la demoiselle Dupré.
qui a beaucoup de talents et qui danse différens
genres, joints à ceux de la demoiselle Gervais, pour-
ront rendre la perte de M'" Théodore moins sensible.»
Le ministre répondit le lendemain 8 août à La Fcrté
en lui envoyant de nouveaux ordres qui faisaient
cesser l'exil de M"* Théodore.
La danseuse avait donc recouvré son entière liberté.
Elle avait payé de quelques jours de prison et d'un
court exil ses trop grandes libertés de parole, mais les
injustes rigueurs qui la frappaient n'avaient pu aff"ai-
blir un caractère aussi bien trempé que le sien ; et
c'est, à vrai dire, le ministre et l'intendant des Menus
qui avaient eu le- dessous dans cette lutte que tous les
amateurs de Paris et de Versailles avaient suivie avec
un vif intérêt, en faisant des vœux pour le prompt
retour de la danseuse*.
Mctra, qui s'était dans cette affaire montré défavorable à la danseuse, exa-
gère singulièrement quand il écrit, dés le 21 août 1782 , « que la demoiselle
Théodore est déjà oubliée du public, éclipsée par une demoiselle Dupré qui ar-
rive de Londres et qui a cgnquis d'emblée tous les suffrages. » Si inconstant que
soit en général le public, il n'oublia pas si vite Théodore, et put accueillir fa-
vorablement M"= Dupré sans perdre le souvenir de sa devancière. (Voir le
chapitre suivant : Le Congé d'une danseuse.)
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE I gS
Théodore avait assuré dans le feu de la discussion
n qu'elle ne ferait plus un pas de sa vie sur les
théâtres de Versailles et de Paris. » Elle tint parole
(ce fut le résultat le plus clair des persécutions minis-
térielles) ; bien plus, elle décida Dauberval à aban-
donner aussi l'Opéra. Dès le mois d'avril suivant,
Dauberval manifesta l'intention de se retirer sous
le prétexte de mauvaise santé, et en demanda per-
mission au ministre : celui-ci refusa tout net. Trois
mois ne s'étaient pas écoulés que Dauberval revenait
à la charge. Au commencement de juin 1783, il se fit
donner quantité de certificats de médecins et chirur-
giens (bien que, deux mois auparavant, lors de la
réouverture après Pâques, il eût assuré au ministre
qu'il était en état de reprendre son service), et de-
manda que sa retraite lui fût accordée et qu'on liqui-
dât ses pensions à partir du i" avril. Cette requête
surprit vivement le ministre, qui la rejeta d'abord
avec colère ; mais cette fois le danseur était décidé,
et force fut de céder à sa demande. On fit même
contre fortune bon cœur, et, par grâce particulière,
on lui octroya une pension à laquelle il n'avait pas
tout à fait droit; ce qui porta à 5, 000 liv. la somme
totale de ses pensions de retraite de danseur de l'O-
péra, de danseur des ballets du roi et de maître de
ballets*.
Il faut dire que, pendant ces longs débats, le mi-
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettres d'.\melot à M. de la
Ferté des 12, 16, 27 juin et 3 juillet 1783. Le Calendrier historique des théâtres \\xi
attribue seulement 1,500 livres de pension comme maître de ballets, et 2,000
comme premier danseur, mais le surplus lui était payé sur les fonds de la cour
comme ancien maître des ballets du roi.
25
194 I-' OPÉRA SECRET AU XV III* SIECLE
nistre, peu au fait de toutes ces subtilités artistiques
et juridiques, était à chaque instant dérouté par les
prétentions nouvelles et les revirements subits de ses
administrés récalcitrants. Il lui aurait même été bien
difficile de répondre sans prendre l'avis de La Ferté,
mieux rompu que lui à ces luttes d'adresse, à ces
batailleries incessantes, et la lettre suivante qu'Amelot
écrivait, le 22 juin, à son conseiller indispensable,
montre bien, sous une forme très assurée, très ferme
en apparence, quelle indécision régnait dans l'esprit
du ministre , quelles craintes l'agitaient de mal faire
et combien il avait besoin d'avoir toujours La Ferté
derrière lui pour le soutenir.
Je n'ai que le tems de vous mander, monsieur, que
j'approuve la lettre que vous vous proposés d'écrire au
sieur Dauberval et que vous pouvés la lui envoler.
J'aurais voulu que vous m'évitassiez sa visite, mais
puisque vous la jugés nécessaire, j'y consens; vous
voudrés bien seulement avoir la complaisance de vous
trouver chez moi en même tems que lui, au surplus
je ne crains point ses démarches; je ne crois pas
même devoir les prévenir, parce que je sçaurai ré-
pondre si je suis interpellé; la Reine ne fera sûrement
à ses mémoires, si on les lui présente, que l'attention
qu'ils méritent...
Comme tout ce qui s'est passé vis-à-vis du sieur
Dauberval est éparpillé dans différentes lettres, je vous
serai obligé, si le tems vous le permet, de m'en faire
un petit résumé général, pour m'en servir au besoin.
La Ferté, de son côté, ne manquait pas une occa-
sion de revenir à la charge auprès du ministre et d'en-
venimer la discussion.
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE igS
M"' Théodore, dite M"" Dauberval, est venue me
trouver ce matin ici avec l'air tout à fait anglaise;
elle m'a remis une lettre de son mari, ou soi-disant;
je crois devoir la joindre ici. J'ai dit à M"' Théodore
qu'il y avait à parier cent contre un que vous ne ha-
zarderiez pas à demander au Roi ce qu'il désire, parce
que vous avez eu beaucoup de peine à obtenir la pen-
sion de maître de ballets , quoiqu'il y eût beaucoup
plus d'années qu'il exerce cette place ; et qu'enfin j'avais
l'honneur de vous être trop dévoué pour vous pro-
poser une chose aussi peu fondée en raison; mais que
d'après ses demandes, je ne vous alléguerois, monsei-
gneur, aucune raison, si tant est que vous en eussiez
besoin, ce qui n'étoit pas, pour vous détourner des
dispositions favorables que vous pourriez avoir pour
lui *
Enfin, Théodore et Dauberval partirent. Sitôt que
les deux artistes eurent reconquis leur liberté, ils
s'en firent le sacrifice réciproque, et consacrèrent
l'union que Théodore poursuivait depuis si longtemps,
et qui n'était pas sanctionnée, bien qu'en ait pu dire
Quidor lorsqu'il avoit arrêté la danseuse à Poinchy.
Voici en quels termes les Mémoires secrets annoncent,
le 17 septembre 1783, cette nouvelle qui devait porter
le deuil dans tant de cœurs féminins et masculins :
« Le sieur d'Auberval s'est enfin rendu au goût dé-
cidé et constant de M"' Théodore pour lui, et il vient
de l'épouser depuis qu'il a quitté le théâtre de l'Opéra."
La nostalgie des planches ne tarda pas à tourmenter
les deux exilés volontaires, puis le désir de reparaître
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Lettres du ministre et de La
Ferté (22 juin et 24 juillet 1783).
196 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE
sur le théâtre de leurs succès. Ils en vinrent à penser
que toute cette affaire avait été surtout une querelle
personnelle entre eux et Amelot, et sitôt que le baron
de Breteuil eut remplacé celui-ci au ministère de
la maison du roi, ils lui adressèrent le placet suivant :
Monseigneur,
Les circonstances de l'Académie royale de musique
ayant changé, et le sort des sujets qui la composent
étant plus heureux, depuis que Votre Grandeur la
protège, tout doit y attirer les artistes qui chérissent la
gloire de leur art et les bontés d'un grand ministre ; en
conséquence de tous ces motifs, monseigneur, la de-
moiselle Théodore et le sieur Dauberval seroient
trop heureux que vous daignassiés leur accorder votre
bienveillance, en les fixant dans leur patrie, par leur
rentrée à l'Opéra.
Pour peu, monseigneur, que vous vouliés vous faire
instruire de la nécessité dont ils pourraient être à ce
spectacle (sans nuire au sort d'aucuns sujets), ils osent
espérer que vous les métrés dans le cas de ne plus
porter leurs foibles talents dans les cours étrangères,
et que vous les métrés sous l'appui de votre protec-
tion, ne désirant tous les deux que de s'en rendre
digne, en obéissant à vos ordres, en faisant exacte-
ment leurs services, et en cherchant à mériter les ap-
plaudissement de la Cour et de la Ville *.
Le ministre, en effet « se fit instruire » et s'adressa
pour cela à M. de la Ferté ; or, celui-ci avait toujours
sur le cœur les mordantes répliques de Théodore.
L'occasion s'offrait à lui de s'en venger, il la saisit
avec bonheur. Les prétentions du couple dansant
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626.
UN MARIAGE CHORÉGRAPHIQUE IQJ
n'étant rien moins que modestes, il n'eut pas de peine
à les faire rejeter, et il rédigea à cet effet un mémoire
où il les réfutait une à une. M"* Théodore, disait-il en
substance, demandait de rentrer à l'Opéra avec une
place de première danseuse; mais les trois places de
premières danseuses fixées par les anciens règlements
étaient remplies et l'on ne pouvait vraiment pas en
enlever une à la demoiselle Gervais dont on n'avait
qu'à se loMer pour y installer Théodore. Elle deman-
dait, en outre, qu'on lui octroyât une pension de
3,000 francs, comme on avait fait jadis pour le sieur
Vestris ; mais il ne fallait pas oublier qu'elle avait
quitté l'Opéra sans congé et que pareille faveur, ac-
cordée à la fugitive, pourrait être réclamée à bien
plus juste titre par tous les sujets qui avaient fait leur
service avec exactitude et sans interruption. Théodore
demandait en troisième lieu qu'on accordât à son
mari « une place de maître des ballets, pour Texercer.
soit par quartier, soit par semestre, ou alternativement
pour chaque opéra, avec le sieur Gardel. » Mais il
fallait se rappeler qu'on avait déjà tenté cette combi-
naison, et qu'elle n'avait pas pu durer malgré tous les
soins qu'on avait pris d'accorder ces deux maîtres;
que de plus, Dauberval, lors de sa retraite, avait fait
liquider sa pension de maître de ballets, et qu'enfin, si
sa retraite avait peiné les administrateurs de l'Opéra qui
appréciaient fort son talent, elle avait été au contraire
vue avec plaisir par ses camarades : sa rentrée à l'Opéra
ne pourrait donc que susciter des tracasseries sans fin,
et même décider les deux frères Gardel à se retirer.
Ce rapport, rédigé avec une grande réserve, fait
iqS l'opéra secret au xviii* siècle
honneur à la politique de La Ferte', qui avait fort bien
su profiter d'un moment de faiblesse de son ennemie
pour la frapper au de'faut de la cuirasse. « Tel est,
conclut-il, l'exposé le plus vrai que l'on puisse faire de
cette affaire. On n'a point cru devoir y faire entrer la
considération d'une augmentation de quatorze mille
livres de dépenses pour l'Opéra par les appointements
qu'il faudroit donner au sieur et à la dame Dauberval,
parce que s'il n'y avait que cette difficulté à vaincre
pour leur rentrée à ce spectacle et pour satisfaire les
personnes qui les désirent, ce surcroit de dépense ne
pourroit peut-être pas empêcher que l'on n'enrichisse
encore l'Académie royale du talent de ces deux sujets.»
Mais on se garda bien « de l'enrichir », et les deux
époux en furent pour leur courte honte : ils apprirent
à leurs dépens que le surintendant des Menus ne pra-
tiquait guère le précepte évangélique du pardon des
offenses et durent singulièrement se repentir d'avoir
fait les premiers pas. On offrait alors à Dauberval la
place de maître de ballets au théâtre de Bordeaux : il
accepta, et les deux artistes évincés se rendirent dans
cette ville où ils devaient terminer leur carrière. Ils ne
tardèrent pas à y conquérir la faveur et l'estime pu-
blique par leurs rares talents et par l'édifiant spectacle
de leur tendre et solide union.
M°" Théodore obtint ses principaux triomphes au-
près des Bordelais en dansant les ballets que compo-
sait son mari, la Fille mal gardée, le Déserteur, l'É-
preuve villageoise^ Télémaque (où Dauberval tenait
avec beaucoup de dignité le rôle de Mentor), le Page
inconstant, écrit lors de l'interdiction du Mariage de Fi-
UX MARIAGE CHOREGRAPHIQUE 199
garo à Bordeaux, tous charmants ouvrages que l'Opéra
de Paris se hâta d'emprunter au théâtre de Bordeaux.
Des pièces de vers, des acrostiches, des madrigaux
enflammés, et jusqu'à des logogriphes nous ont con-
servé le souvenir des succès remportés par la danseuse.
L'intention valait souvent mieux que la forme dans
ces poésies d'amateurs; voici, comme spécimen du
genre, un logogriphe qui est un véritable casse-tête :
O combien Ton doit croire à la métamorphose !
Jadis vierge et martyre on a connu mon tout.
Par le secours heureux de la métempsycose,
Des amateurs charmant et les yeux et le goût,
Je suis nymphe aujourd'hui captivant les suffrages.
Jugez si je dois être excellente en total,
Puisqu'une part de moi fait le meilleur métal.
Je puis encor fournir un nombre de sauvages,
En vers un peu hardis un ouvrage excellent,
Mais chef-d'œuvre proscrit d'un homme à grand talent.
Après cela cherchez une note, une plante.
Un roi de la Judée, et le mot est nommé
Or, quoique dans huit pieds mon nom soit renfermé.
Ce n'est qu'avec deux que j'enchante.
Il faudrait un dictionnaire pour expliquer tous les
mots qui se trouvent indiqués dans ces vers : thé^ or,
horde, ode. Hérode, ré, etc., etc. L'auteur de cette
misérable poésie, un M. d'Orvigny, la signa avec fierté
et l'adressa à l'héroïne avec le quatrain suivant :
Du logogriphe en désignant l'objet.
Au public par ces mots je ne crois rien apprendre,
Lorsque l'on applaudit tous les jours le sujet,
Il ne pouvoit sur le nom se méprendre *.
* Mémoires surtls, 3 décembre 1785.
200 L OPÉRA SECRET AU XVIH' SIECLE
M"' Théodore dut bien rire en recevant ce double
envoi, car, pour être éloigne'e de la capitale, la ma-
licieuse fille n'avait rien perdu de son esprit, de sa
verve ironique et mordante. Pierre Gardel, le maître
des ballets de l'Opéra, l'apprit à ses dépens par la lettre
que M"i* Dauberval adressa un jour au Mercure^ et
où elle lui reprochait de se rencontrer trop souvent,
dans les ballets qu'il imaginait^ avec ceux de son mari.
Gardel essaya de riposter. Il n'était pas loin d'avoir
raison, mais sa réponse était si longue et si lourde,
comparée à l'attaque vive et légère de son adversaire,
que les amateurs, beaux esprits, auteurs, philosophes,
lui donnèrent tort et entonnèrent à nouveau les louan-
ges de l'esprit inépuisable de Théodore *.
Dauberval, d'ailleurs, ne se laissait pas tourner la tête
par ces brillants succès, et n'abordait ce sujet qu'avec
réserve et en fort bons termes. C'est ainsi qu'il écri-
vait à un ami en mars lySS : «... Je ne vous parlerai
point de mes succès n'y de ceux de mon épouse. MM. les
Bordelois nous accordent plus d'applaudissements que
nous n'en méritons ; mais nous tâchons de ne pas
suivre tous les contre-sens de la sublime Académie
Royale de musique, car les artistes (comme vous le
savez) y sont furieusement persécutés par tous les sots
qui la dirigent, et je bénis l'heureuse étoile d'être loin
d'un tripot où le faux talent ne cesse d'être protégé**.»
Cette fière déclaration n'empêchait pas Dauberval et
se femme de tenter, deux ans après, de nouvelles dé-
marches pour revenir à Paris, car voici ce qu'on lit
* Mercure de France, des 27 août et 17 septembre 1785.
'* h' Amateur d'autographes, 5= année.
UN MARIAGE CHOREGRAPHIQUE 201
dans le Journal de Francœur en date du 19 décembre
1787 : « A cette assemble'e générale, il fut fait lecture
d'une lettre de M"" Dauberval qui demande pour elle
une place de i''« danseuse et la place de maitre de ballets
(au détriment de M. Gardel) pour son mary. Il fut fait une
délibération à cette assemblée en faveur de M. Gardel,
dans laquelle on refusa les demandes de la dame Dau-
berval. »
Ce nouvel échec, plus grave encore que le premier,
eut au moins l'avantage de forcer Dauberval à accorder
ses actes avec ses paroles, et ce qui n'était d'abord de sa
part qu'une boutade d'artiste froissé dans son amour-
propre, devint chez lui une idée fixe à laquelle on ne
put jamais rien changer. Ginguené qui fut, de 1795 à
1797, directeur général de l'Instruction publique, lui
ayant, en cette qualité, proposé de revenir à Paris, le
chorégraphe eut le bon esprit de refuser pour s'en
tenir à l'honorable position qu'il avait conquise à
Bordeaux. Un nouvel établissement à Paris, pouvait,
à son sens, entraîner sa ruine complète, tandis que
l'engagement qui le liait encore à Bordeaux pour dix-
huit mois, suffisait à ses besoins et à ceux de sa nom-
breuse famille, composée de sa femme, de son père, de
sa mère, d'une tante et d'une amie d'enfance. « Il ne me
reste, ajoutait-il, qu'une chaumière dans le départe-
ment de l'Yonne, dernier asile de mes parents vieux
et infirmes, et mes faibles talents, dont je peux m'enor-
gueillir aujourd'hui, puisque le ministre a daigné s'en
souvenir *. »
' h' Amateur d'autographes, 5= année.
26
202
L OPERA SECRET AU XVII]° SIECLE
Les deux époux demeurèrent donc à Bordeaux,
jouissant en paix de leur renom artistique et de la
juste considération qu'ils avaient acquise, mais la mort
vint bientôt les séparer : Théodore mourut en 1798.
Dauberval se retira peu après du théâtre, sans pour-
tant quitter la ville qui lui avait été si hospitalière : il
faisait volontiers de temps à autre des voyages à Paris
pour y revoir ses amis d'autrefois, mais il revenait tou-
jours dans sa cité adoptive. C'est au retour d'un de ces
séjours dans la capitale qu'il mourut subitement en
route, à Tours, le 14 février 1806.
ÉBASTiEN Gallet et Éléonore
DuprJ : ainsi s'appelaient les
deux danseurs qui débutèrent
de compagnie à l'Opéra , le tj
août 1782 , dans le ballet qui
.terminait le troisième acte du
Roland, de Piccinni. Début sans
grande importance , en somme , et dont la presse
et le public s'émurent peu. L'homme était inconnu
et l'est resté, la femme était une élève de Noverre
qui avait obtenu des succès à l'étranger, et qu'on
avait engagée en toute hâte pour remplacer M"' Théo-
dore qu'un coup de tête éloignait à jamais de l'Opéra.
Et voyez un peu les dangers de l'absence. La nou-
velle venue n'avait pas plutôt débuté que Métra lui
consacrait les lignes suivantes ; « La demoiselle Théo-
dore est non-seulement exilée , mais encore ou-
bliée. Voilà bien le public ! Une demoiselle Dupré
vient de débuter dans son genre de danse à l'Opéra, et
l'y a remplacée dans l'opinion dont elle jouissait relati-
20b l'opéra secret au XVIIlf^ SIÈCLE
vement à son talent. Elle n'est pourtant pas sans
défauts; ses bras ne répondent pas à ses jambes, et l'on
ne trouve guère en elle qu'une danseuse exercée, sans
grâce , sans maintien ; mais ce sont des vices de
province tolérés sur le théâtre de Londres, d'où elle
sort, et que celui de Paris corrigera sans doute*. » Il
est vrai que Métra avait toujours assez maltraité
Théodore; mais en mettant même les choses au mieux
et en faisant très forte la part de l'exagération dans son
jugement, le public n'était-il pas bien prompt à
changer et n'oubliait-il pas trop vite une artiste de
talent pour une remplaçante qui ne la valait pas?
Les débutants furent admis tous deux comme « rem-
placements » et leurs droits remontèrent au i" août, car
ils touchèrent le traitement complet de leur mois :
1 66 livres, i3 deniers, 4 sols (i25 livres de traitement
et le reste de gratification fixe), soit, pour l'année
entière, 2,000 livres net. Mais voyez comme ces états
d'émargement sont indiscrets à près d'un siècle de
distance; nous n'y cherchions qu'un chiffre, et voici
qu'ils nous révèlent une situation légèrement scanda-
leuse. Dès le second mois de leur séjour à l'Opéra, c'est
Gallet qui émarge pour M"'^ Dupré, et il continue ainsi
de mois en mois ; une seule fois, les rôles changent, et
c'est M"° Dupré qui signe pour Gallet, puis tout rentre
dans l'état normal, et l'homme revient toucher les
deux traitements. Qu'étaient-ce donc que ces deux
danseurs qui débutaient le même soir, dans le même
pas, obtenaient le même grade, palpaient la même
* Correspondance iecrèti, 21 août 1782.
LE CONGÉ D UNE DANSEUSE 2O7
somme et faisaient bourse commune ? Assure'ment un
ménage de rencontre, comme il s'en forme tant entre
artistes, entre gens de théâtre, et surtout de maître à
élève, car c'était Gallet qui avait enseigné à la demoi-
selle le plus clair de ce qu'elle savait. Pour la forme et
les convenances, les deux ballerins vinrent le premier
mois apposer chacun leur signature en regard de leur
nom, mais ils trouvèrent bientôt plus commode qu'un
seul se dérangeât, et la chose allait tellement de soi,
qu'on néglige à la fin de mentionner pour quelle
danseuse la signature masculine de Gallet figure tou-
jours parmi celles des demoiselles du ballet*.
Au mois d'avril lySS et comme une nouvelle année
théâtrale allait commencer, le pauvre Sébastien est
subitement congédié. Pourquoi Gallet part-il ? pour-
quoi Dupré reste-t-elle ? Probablement, parce que
l'Administration n'avait que faire du danseur et qu'elle
avait profité de la première brouille survenue entre les
deux amants pour remercier celui dont elle payait les
services bien au-delà de leur valeur. Mais M"" Dupré
elle-même ne restait à l'Opéra qu'à son corps
défendant, et parce qu'elle était liée avec l'Administra-
tion jusqu'au mois de juin. Deux mois à peu près
avant l'expiration de l'année théâtrale , on avait
cherché à l'engager définitivement à l'Opéra en aug-
mentant ses émoluments, mais elle avait refusé en
alléguant, en prouvant « qu'elle avait des off'res plus
" Ce Gallet, d'ailleurs, était père de famille;- il avait de nombreux enfants,
comme nous le verrons bientôt s'en vanter, et il ne vivait pas publiquement avec
son élève, car les almanachs théâtraux du temps le portent comme demeurant
rue de Poitou, au Marais ; tandis que M"-' Dupré habitait rue de Bondy, derrière
l'Opéra, qui était alors à la Porte-S.iiut-Martin.
208 l'opéra secret au XVIII» SIÈCLE
avantageuses pour le pays étranger, où elle était
désirée avec le sieur Gallet. » Ses prétentions exorbi-
tantes ayant été refusées, elle avait cédé à son tour
sur le conseil de son amie la Guimard. Elle consentait
à rester momentanément à l'Opéra avec son grade ac-
tuel de remplacement, auquel on ajouterait i,ooo livres
de gratification à la fin de l'année et une place de
600 francs dans les ballets du roi ; mais elle demandait
en outre un congé le 20 novembre suivant pour aller
remplir, pendant le carnaval à Turin, un engagement
de 3oo louis qu'elle avait contracté depuis longtemps,
et elle voulait être assurée d'obtenir, avant deux ou
trois ans, la place de première danseuse dans le genre
sérieux sans discussion possible avec M"« Torlay*, qui
la primait pourtant comme ancienneté, mais qui ne
paraissait pas avoir l'étoffe d'un premier sujet.
En transmettant ces offres au ministre, M. de la
Ferté ne peut s'empêcher de les juger assez raison-
nables Il conseillerait même de les accepter tout de
suite, si l'on n'avait à craindre les réclamations et les
tracasseries de M"" Torlay, qui ne manquerait pas de
crier à l'injustice; mais qu'on réponde à M"« Dupré
par une promesse formelle ou par des paroles dilatoires,
— ce qui équivaudrait à lui rendre sa liberté, — il
demande qu'on se hâte en raison du peu de temps que
son engagement a encore à courir. Le ministre fit
* Il s'agit ici de M"'= Dorlé, — je ne sais pourquoi La Ferté écrit toujours
Torlay ou Torlé, — une des b'onnes danseuses de second ordre que l'Opcra ait
eues à la fin du siècle. Elle y resta, d'ailleurs, plus longtemps que M"'= Dupré
et est un peu plus connue qu'elle. Reçue comme double en 1799, elle monta en
1781 au rang de « remplacement », qu'elle ne dépassa jamais jusqu'à son départ,
qui s'efifectua sans bruit en 1786.
LE CONGÉ D UNE DANSEUSE 2O9
réponse le jour même, mais, tout en reconnaissant les
mérites de M"^ Dupré, et en lui accordant l'augmenta-
tion pécuniaire qu'elle demande, il ne veut pas
s'engager avec elle pour la première place, avant que
M"° Torlay, qui manquait un peu de force, il est vrai,
mais qui avait le triple avantage de la taille, de la
noblesse, de l'ancienneté, ne fût relevée de couches et
n'eût montré ce qu'elle pouvait perdre ou gagner en
un an ou deux ; donc, rien de positif qu'on piJt
promettre à M"' Dupré. Quant au sieur Gallet, nulle
discussion possible h son égard : ministre, intendant,
comité , tout le monde est d'accord pour le laisser
aller occuper ailleurs les « excellentes places de dan-
seur et de maître de ballet » qu'il se disait assuré
d'obtenir*.
Il partit. Mais sitôt qu'il fut en sûreté derrière la
frontière, il écrivit une lettre d'incriminations et d'in-
jures à La Ferté : ce terrible Gallet n'écrivait pas
souvent, mais, quand une fois il avait taillé sa plume,
il y allait de tout cœur. L'épître est longue, mais elle
mérite d'être lue, d'abord pour les intrigues et les
passe-droit qu'elle dévoile, puis pour apprécier quelle
influence peut exercer sur un homme sans instruction
cette vie factice au milieu des pompes et des splendeurs
de l'Opéra , quelle phraséologie boursouflée , quel
pathos théâtral il se forge avec des bribes de poésie
lyrique, quel étrange amalgame de faux et de vrai se
forme dans cet esprit inculte, et comment il entremêle
* Notice du 4 avril 17S3 et lettre du ministre du même jour. (Archives na-
tionales. Ancien régime. O i, 63S.)
2IO I. OPERA SECRET AU XVIIl' SIECLE
le récit le plus vulgaire de malédictions, d'anathèmes,
d'invocations aux dieux infernaux.
Monsieur,
Il est temps de rompre le silence. Si je le gardois
plus longtemps, vous pourriez croire que j'ai été
insensible à toutes les infamies que vous avez
souffert qu'on me fît et dont j'ai été si cruellement
la victime ; ou ce qui seroit pire, que je les mé-
ritois. Ni l'une ni l'autre de ces suppositions n'ayant
de réalité, je me crois obligé de vous désabuser de
cette erreur dans laquelle vous pourriez être tombé.
Ce que je ne puis mieux faire qu'en vous traçant ici
une partie du mal qu'on n'a que trop réussi à me cau-
ser. Vous verrez, par le souvenir que j'en conserve, à
quel point mon cœur est et doit être ulcéré.
Enlevé à une carrière brillante dans les pays étran-
gers par les pressantes sollicitations de cet imposteur
nommé Doberval, (lequel, dans ses lettres, ne cessoit
de se servir de votre nom et de m'assurer de votre pro-
tection), j'eus la faiblesse de me laisser entraîner par le
prestige de ce même nom que j'avais été accoutumé à
chérir et à respecter dans mon enfance, âge où l'on
pense aisément que ce qui est puissant est juste; et mon
malheur voulut que vous l'ayez été à mon égard dans
ce temps, car vous m'offrîtes une pension de la cour,
si je voulois rester à Paris, avec la promesse d'être de
tous les voyages, jusqu'à ce qu'elle me fût accordée.
Ce souvenir de vos bontés passées est entré pour beau-
coup dans la malheureuse résolution que je pris de les
éprouver de nouveau. Enivré de cette perspective
agréable, je me laissois donc entraîner et charmer par
la voix enchanteresse de la sirène perfide qui me repré-
sentoit tout en beau. Je fis donc, en conséquence, Ic
sacrifice d'un engagement de 6,000 livres pour le car-
L ECONGKDUNEDANSEUSE 2ir
naval de Gènes et d'un de 2,000 pour l'automme de
Florence : joignez à cela la même somme pour le
printemps, et vous jugerez, monsieur, de combien de
justes regrets je dois être tourmenté quand je me
représente qu'un tel sacrifice m'a valu 2,600 à 2,700
livres (dont les deux tiers ont été employés pour les
frais de 600 lieues de voyage qu'il m'a fallu faire) et
toutes les humiliations que j'ai essuyées.
Enfin, arrivé à Paris, j'apprends que cet infâme
Doberval en est absent, et que, loin de devoir compter
sur aucun des secours, conseils, etc. , dont il n'avoit cessé
de me vanter les avantages dans ses lettres, je ne devois
m'attendre qu'à être la victime de la juste haine que
tous les individus, composant le corps de la danse,
avoient pour ce fourbe. Je me vis donc livré, aban-
donné à la cabale, à la jalousie de mes égaux et des
subalternes. Mais un autre ennemi plus dangereux,
c'est la crainte pusillanime du maître de ballet, auquel
on m'avoit annoncé comme ayant quelque talent dans
cette partie. Les femmes mêmes se déchaînèrent con-
tre moi, par l'envie que leur inspirèrent les talents de
M"" Dupré. Il est vrai que vis-à-vis de toute autre Ad-
ministration, ses talents étant mon ouvrage, cette seule
considération l'auroit dû engager à avoir des procédés
plus honnêtes envers- moi. Mais on n'a pu balancer les
basses raisons que l'on avoit de me perdre, et l'on n'a
vu en moi que la victime sans défense, qu'il falloit
immoler au parti prédominant.
J'avoue, à la hcnte de ma bonne foi, que je m'étois
formé une tout autre idée de ma rentrée dans un spec-
tacle où j'avois été élevé, et que je m'attendois à y être
aidé par les mains de l'amitié et ses doux conseils, au
lieu des griffes et des dents meurtrières avec lesquelles
on m'a impitoyablement déchiré. Même après la certi-
tude du déchaînement général qu'il y avoit contre moi
dans ce tripot, je comptois encore sur les connaissances
212 I. OPÉRA SECRET AU XVII I* SIECLE
et l'impartialité des personnes nommées par le souve-
rain pour réprimer et empêcher les sacrifices que les
prêtres de l'envie et de la jalousie sont sans cesse occu-
pés d'offrir à leurs divinités infernales ! Mais loin de
cela, vous n'avez pas rougi! vous, monsieur, d'être
l'écho de la cabale des Vestris, des Gardelles, etc. ; car
vous avez eu la foiblesse de dire à M. le comte de
Duras que, si je voulois rester pour figurant, on me
garderoit. Tous les jugements désavantageux que l'on
peut porter de sur nous ont droit de nous affecter quand
ils empruntent au moins les couleurs de la vraisem-
blance, mais quand ils sont aussi visiblement que celui-
là dictés par la passion, la mauvaise foi de ceux aux-
quels vous vous en étiez rapporté et d'après qui vous
parliez, ils ne peuvent inspirer qu'un rire de pitié, et
faire gémir sur l'abus que ces gens-là font de la con-
fiance que vous avez dans leurs impostures. Voilà ,
monsieur, l'effet que cela me fit. En effet , comment
me faire une telle proposition ? Dans un théâtre où il
n'y a que deux danseurs, Vestris et Gardelle, le reste
n'étant, à mes yeux et à ceux des gens de goût, qu'une
quantité de personnages très médiocres et même tachés
par la nature de difformités ou, au moins, de défauts
essentiels dans leur construction ! Dans un théâtre où
vous n'avez pas de maître de ballet ! à moins que vous
ne regardiez comme tel celui qui en tient la place, cet
homme sans génie, qui n'a encore osé que suivre ser-
vilement et épeler quelques poèmes d'opéra-comique,
ou enfanter des romans mal digérés, qu'il a encore
grand soin d'étayer de tous les ponts neufs de Paris,
pour expliquer son inintelligible pantomime (et cela à
l'exemple des théâtres du boulevard) ; cet homme qui
n'a pas rougi de donner à la cour de France, au pas-
sage du comte du Nord, lequel venoit de voir à Turin
des spectacles vraiment magnifiques, dans lesquels on
avoit fait manœuvrer jusqu'à deux cents chevaux sur
L E C O N G É D ' U N E D A N s F, U s E 2 I 3
le théâtre, quoi ?... son mauvais ballet de Ninette, avec
la cavalcade des chevaux de carton, assemblage mons-
trueux et insipide de burlesque, de plates bouffonneries
et de froides scènes sérieuses dont le tout ensemble,
malgré le fatras d'habillements, de danse, dont il Ta
farci, n'était fait que pour donner l'idée la plus désa-
vantageuse, à ces illustres étrangers, des spectacles et
du goût de votre cour dans ce genre. Je ne m'étendrai
pas davantage, dans cette lettre, sur l'analyse des chefs-
d'œuvre de cet Aristote de la danse académique. Je lui
garde ce petit plat de mon métier pour l'ouvrage que
je compte bientôt faire paroître : Sur les vices de l'ad-
ministration présente de ce spectacle, les cabales, er-
reurs et menées, par lesquelles les gens préposés par
le roi pour le régir se laissent journellement entraî-
ner et conduire: lequel sera suivi de l'Analyse des
talents, productions, connaissances, etc.. du sieur Gar-
del et de quelques réflexions sur différents sujets, le
tout pour servir de préface à une vingtaine de pro-
grammes de ballets de ma composition que je prendrai
liberté de vous dédier, monsieur, comme intendant
des Menus Plaisirs du Roi, atin de vous éviter le
déplaisir de voir que ledit sieur Gardel aille piller les
tréteaux de Nicolet pour composer les ballets qu'il
donne à la cour sous votre direction, comme il a fait
pour l'Amour quêteur.
Douze mille livres dépensé du mien, une année de
perdue, le tort irréparable qu'on a fait à ma réputation
et les jugements absurdes qu'on a portés de moi, m'ont
bien acquis le droit de juger, à mon tour, ceux qui
l'ont fait si impitoyablement à mon égard. Je n'oubli-
rez pas l'école de cet ignorant charlatan de Vestrispère
et la pension qu'il reçoit du roi pour faire des élèves.
Mais revenons à notre sujet. C'étoit donc au milieu
de ces talents si rares que le sénat dansant et chantant
m'avait jugé digne d'occuper une place de figurant 1
2 14 I- OPÉRA SECRE-T AU X V 1 I 1 "^ SlÈCI. E
Dans quel moment encore ! Dans celui où vous dispo-
siez de la place d'adjoint des ballets en faveur de
M. Gardel le jeune, sujet dont j'admire les jambes;
mais des jambes à la tête il y a loin, et je ne vois pas
ce qui a pu vous portera ce choix prémature', jusqu'à
présent ce jeune homme n'ayant donné aucune notion
de génie, n'osant encore rien hazarder en fait de com-
position, sans s'assujettir à la férule du lourd génie de
son frère. La place de maître des ballets à l'Opéra est-
elle donc si peu conséquente, ou n'est-ce pas l'avilir
que d'en disposer ainsi par cabale et par prévention
en faveur d'un sujet qui n'a donné aucune preuve de
capacité dans cet emploi important du théâtre lyrique ?
C'est une question que je compte développer dans
l'ouvrage ci-dessus annoncé *.
Je ne puis vous taire, monsieur, que cette place,
ainsi donnée, sur la fin de mon séjour à Paris, a mis
le comble à tous les torts que l'on a eu envers moi,
car j'étois la seule personne à qui vous deviez penser,
et le seul, sans égoïsme, capable de la remplir. Outre
cela, monsieur, en jetant un coup d'œil sur ma situa-
tion, un peu de sensibilité et d'honnêteté vous en
eussent fait un devoir. Oui, j'ai encore (malgré la du-
reté avec laquelle vous m'avez traité) trop bonne
opinion de votre cœur pour croire qu'il eût vu, sans
gémir, le père d'une famille considérable enlevé à son
état, sacrifié, dont on a terni la réputation, et qu'on a
forcé, par ce déplacement cruel, de dissiper ce que
ses sueurs et son économie lui avoit déjà ménagé de
ressource pour cette même famille. Non, monsieur, je
suis sûr que vous, ne l'eussiez pas souffert, et loin
Comme il le dit plus haut, Galltt avait effectivement commencé sa carrière
i rOpéra de Paris, où il était resté comme simple danseur figurant Je 1767 à
177;, et il avait eu poui camarade ce même Gardel cadet, qu'on venait de lui
préférer et qu'il drape si bien sans digérer son liumili.\tion.
LE CONGE DUNE DANSEUSE 21:"
d'écouter et de répéter le langage de mes ennemis,
vous m'eussiez soutenu, protégé. Et j'ose le dire, mes
talents, tout faibles qu'ils peuvent être, vous seroient
devenus utiles. Mais une fatalité inconcevable a voulu
que l'on oubliât pour moi et que l'on violât tous les
procédés que la justice et l'honnêteté prescrivoient.
C'est avec ce tableau déchirant, profondément gravé
dans mon âme, de la manière barbare dont j'ai été
traité par mes compatriotes, que je suis forcé de cher-
cher chez l'étranger à réparer (s'il est possible) le coup
funeste qu'ils m'ont porté. Vous ne pouvez douter,
d'après cet exposé, que mes motifs de vengeance ne
soient que trop justes. Ne soyez donc pas étonne si
j'emploie tous les moyens licites de faire repentir mes
ennemis de m'avoir forcé à démasquer leur ineptie et
leur turpitude.
C'est avec ces sentiments que je suis, monsieur,
votre très humble et obéissant serviteur,
Sébastien Gallet.
De Milan, ce 2 aoust 1783*.
Si tout ce qu'il dégoise ici était exact, s'il y en avait
seulement la moitié de vraie, certes Gallet avait quelques
raisons d'en vouloir à La Ferté et à Morel, au minis-
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. — Gallet ne produisit ja-
mais l'ouvrage dont il menaçait ses ennemis, et c'est fort heureux, à en juger
d'après l'échantillon de son style ; mais il a publié différents ballets : Pizzaro,
ossia la Conquisia del Verti, à Milan (1786), il Ratio delU Sabine, puis Bacchus
et Ariane, ballet héroïque en un acte, à Paris (1791), ou à Bordeaux (1796),
réimprimé à Vienne en 1806, et enfin Acis et Galalée, autre ballet héroïque en
trois actes, en 1800, à Bordeaux. Il est à remarquer, d'après ces dates, que
Gallet avait attendu la Révolution pour rentrer en France, et c'était prudent à
lui après son épitre à La Ferté : s'il avait l'âme fière, il avait aussi conscience
du danger et savait l'éviter.
2i6 t. 'opéra secret au xviii^ siècle
tre et au comité, à tout le tripot lyrique enfin ; mais il
se pourrait qu'il y eiit plus qu'un de'saccord pécuniaire :
une rivalité personnelle entre Gallet et La Ferté. Et
cela même expliquerait pourquoi l'irascible danseur
avait attendu près de quatre mois depuis son départ
avant d'exhaler sa bile, pourquoi enfin il avait choisi
La Ferté de préférence à tout autre, à Morel, à Lasalle,
à Gardel, pour déverser sur lui tant d'injures et de ma-
lédictions. La Ferté, qui se targuait d'une impartialité
inflexible à l'égard de toutes ses sujettes et qui d'ail-
leurs n'était rien moins qu'insensible, — on le sait de
reste, — paraît singulièrement mollir quand il s'agit de
M"' Dupré, dont il approuve toutes les demandes et
qu'il défend auprès du ministre avec une insistance
suspecte. A voir comme il revient à la charge en faveur
de sa protégée, à remarquer même quelques mots dou-
teux qui lui échappent dans ses lettres administratives,
il paraîtrait que le volage Papillon avait dû profiter du
départ de Gallet pour tenter auprès de la belle un
assaut peut-être assez mal repoussé ; elle avait tant
besoin de consolations après une séparation aussi
cruelle !
Un beau jour enfin, La Ferté se décide à enle-
ver la chose de haute lutte, et s'il prend cette résolu-
tion énergique, c'est qu'il y a péril en la demeure,
c'est que M"" Dupré a écrit à Morel, qui fait la pluie et
le beau temps à l'Opéra, une lettre catégorique oîi elle
refuse les offres dilatoires qu'on lui avait faites par
l'intermédiaire de Gardel. « Si l'on ne me donne une
première place pour Pasques prochain, je me regar-
derai comme libre. Mon traitement est particulier, et
LE CONGÉ D UNE DANSEUSE 217
ne l'ayant fait que pour un an, je ne scaurais accepter
le congé que vous m'offrez pour l'année prochaine...
Ne vivant que de mes talents, vous êtes trop juste,
monsieur, pour blâmer mes demandes qui sont : Une
première place et mon congé pour le carnaval...
N'ayant pas besoin de vous rappeler que mon congé
commencera dans quinze jours et que n'acceptant pas
mes offres, je devrais hâter les préparatifs de mon dé-
part pour aller remplir les engagements que j'ai con-
tractés, qui me rapporteront près de dix mil livres, j'ai
l'honneur, etc. * » La forme était un peu roide et il
fallait être Morel pour recevoir en face de pareilles
épîtres sans broncher.
Il la porte simplement à La Ferté et celui-ci ne l'a
pas plutôt lue qu'il taille sa meilleure plume et qu'il
en réfère au ministre. Vous croyez peut-être qu'il va
attirer sur la rebelle les foudres ministérielles, comme
il ne manquerait pas de le faire avec telle autre artiste
pour un pareil manque de respect ; bien au contraire,
il passe du côté de la danseuse avec armes et bagages.
Il écrit au ministre que la négociation par lui proposée
a échoué, qu'étant connu le caractère entier de la de-
moiselle, elle ne changera jamais d'avis dans la cir-
constance actuelle, qu'on va se trouver dans le plus
grand embarras pour le service de Paris et de Fontai-
nebleau, si elle part dans quinze jours comme elle
projette de le faire, tandis qu'il serait très simple de la
retenir en lui assurant la place vacante de M"^ Heinel,
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre de M"= Dupré à Mo-
rel, du 13 août 1783.
28
2l8 l'opéra secret au XVIII'" SIÈCLE
à laquelle elle a des droits, dit-il, de l'aveu unanime
du public et de tout l'Opéra. Cette fois, le ministre
cède à moitié et il promet de s'en rapporter à ce que
M. de la Ferté jugera « nécessaire et convenable* ».
Le nécessaire et le convenable, aux yeux de La
Ferté, c'était qu'Éléonore restât auprès de lui. Et
comme il plaide bien sa cause dans une nouvelle lettre
au ministre : « J'ai été hier à l'Opéra, où M. de Vou-
gny m'a parlé de M"" Dupré : je ne me suis pas expli-
qué, mais il m'a dit qu'il regardait comme injuste de
lui donner une place de premier sujet au préjudice de
M"<= Torlai ; j'avais prévu cela, ainsi que j'ai l'honneur,
monseigneur, de vous le dire ; mais l'ancienneté de
Ml'" Torlai, qui surtout n'a pas dansé depuis plusieurs
mois, peut-elle l'emporter sur le talent de M"^ Dupré
et sur la satisfaction du public et enfin sur ce que ses
camarades en pensent ? Peut-on risquer le service de
Paris et de la Cour, si elle se retire ** ? » Puis il recom-
mande encore qu'on se dépêche ; la demoiselle doit
partir dans neuf jours si l'on n'accède pas à ses désirs,
et en sa qualité de maître des ballets, Gardel veut
savoir à quoi s'en tenir pour l'employer ou non dans
l'opéra d'Alexandre qu'on va donner le mardi suivant.
Enfin il renvoie de nouveau au ministre, comme der-
nier argument, une lettre que la demoiselle Dupré lui
a adressée et qui est assez bien tournée pour qu'on la
lise en entier.
* Lettre du 13 août 1785. Archives nationales. Ancien régime. O i, 634.
C'est dans ce carton que se trouvent, sauf indication contraire, toutes les pièces
ayant trait au congé de W^' Duprc.
'" Lettre du 20 août 178^.
LE CONGÉ DUNE DANSEUSE 2ig
A Paris, ce i8 aoust 1783.
Monsieur,
Je suis très-reconnaissante, monsieur, de l'inte'rest
et des peines que vous avez bien voulu prendre pour
moi. C'est avec plaisir que j'accepterai la première
place pour la ville et pour la cour qui se trouve va-
cante par la retraite de M"^ Heinel, si toutefois l'on
peut m'accorder le congé pour le carnaval de Turin,
qui commencera à la fin de novembre, et finira la
première semaine de carême; sans cela, avec la meil-
leure volonté possible, il faudroit que je parte. J'ose
me flatter que, tel temps que je reste à Paris, vous ne
trouverez, monsieur, aucune diff"érence dans ma con-
duite, et que vous serez persuadé que mon plus grand
plaisir est celuy de faire mon devoir; le rôle de la
Rosière, que je danse maintenant, est une preuve non
équivoque de ma bonne volonté et du zèle que j'ai à
mériter les bontés du public.
J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considé-
ration, de vous, monsieur, la très-humble et très-
obéissante servante,
DUPRÉ.
Gardel put être tranquille et M"'' Dupré dansa dans
V Alexandre aux Indes, de Méreaux, qui fut joué le
mardi 26 août; ce fut même avec le Renaud, de Sac-
chini, presque le seul opéra où elle ait dansé d'ori-
ginal. C'est que dans l'intervalle elle avait reçu deux
lettres de La Ferté : l'une, très aimable et qu'elle de-
vait tenir secrète, où l'on accédait à toutes ses de-
mandes, gratification particulière, congé pour tout le
carnaval, promesse de la place de premier sujet dans
les ballets de l'Opéra et à la cour : l'autre, très sévère et
220 l'opéra secret AU XVIII^ SIÈCLE
qu'elle pouvait montrer à tout le monde, où il lui
était enjoint de rester sans qu'on lui accordât rien et
qui se terminait par cette phrase menaçante : « Si par
hazard l'on vous conseilloit (par le désir que l'on a de
vous avoir dans le pays étranger) de partir, vous feriez
une tentative inutile, puisque vous n'auriez pas de
passe-port, et vous resteriez sur la frontière ; mais
vous êtes sûrement trop prudente pour vous y exposer
et pour mettre par là un obstacle à la justice que le
ministre est disposé à rendre à vos talents. »
Et La Ferté, tout fier d'avoir si bien mené cette
négociation importante, tout heureux de garder la
belle auprès de lui, grâce à ce système des doubles
lettres qu'il maniait dans la perfection , écrivait le
même jour au ministre Amelot :
Ce 23 aoust lySS.
Monseigneur,
Puisque vous avez la bonté de vous en rapporter a
moi, au sujet de M"« Dupré, que je ne connois pas,
et pour laquelle je ne suis sollicité par personne, je
crois qu'il est juste de lui accorder la première place
de danseuse, oîi elle est appelée par son talent, par le
vœu du public impartial et par ses camarades; d'autant
mieux que vous avez jugé vous-même, à Pasques der-
nier, que M"*5 Torlai n'étoit pas encore en état d'ob-
tenir une pareille place, et qu'elle l'est sûrement encore
moins aujourd'hui, vu son absence; d'ailleurs, elle
n'étoit, il y a deux ans, qu'en troisième; ainsi l'on ne
peut faire valoir, à cet égard, le droit d'ancienneté; si
quelques intérêts particuliers faisoient naître des tra-
casseries sur cet arrangement, j'ose espérer, monsei-
gneur, que vous voudrez bien dire que vous l'avez '
LE CONGE D UNE DANSEUSE 221
jugé nécessaire pour le bien et la sûreté du service;
d'ailleurs, si les projets ont lieu pour Pasques prochain,
M"' Torlai aura lieu d'être contente de son sort, ainsi
que M"" Dorival; je joins ici les lettres que j'écris à
M"^ Dupré, dont l'une ostensible, afin qu'elle ait l'air
d'avoir été forcé de rester ; ce qui est même indispen-
sable, car je sçai que M. D'Albaret vouloit la faire éva-
der pour Turin, et qu'il le lui a conseillé ; l'autre lettre
lui assure son sort, mais qu'il faut qu'elle tienne secret
dans ce moment-cy, ainsi qu'elle en est elle-même d'avis.
Voilà, monseigneur, ce que j'ai crii devoir faire pour
le mieux, dés que vous voulez bien y avoir confiance;
j'espère que votre voyage à Versailles ne nuira pas à
votre rétablissement.
J'ay écrit que l'opéra n'aura lieu que vendredi.
Je suis avec respect, monseigneur, etc.
Pourquoi donc l'impeccable intendant des Menus se
croyait-il obligé de déclarer qu'il ne connaissait en
aucune façon la requérante, que personne non plus ne
la lui avait recommandée ? Et comme il était habile de
vouloir se masquer derrière le ministre en cas de ré-
clamations embarrassantes et de rejeter sur celui-ci
toute la responsabilité des décisions qu'il lui avait
conseillées sans trêve et presque imposées !
Tout à coup un orage éclate dans le ciel serein de La
Ferté et M"' Dupré prend la fuite : avait-elle cru qu'on
se jouait d'elle ou quelque envie folle l'avait-elle prise
tout à coup ? Mais la police était bien faite, la rebelle est
arrêtée sur la route d'Italie, ramenée à Paris et mise
sous les verrous. Elle n'y resta qu'un jour, il est vrai,
et quand elle sortit de prison, elle écrivit au tyranneau
Morel la lettre la plus impertinente qui se pût voir.
222 L OPÉRA SECRET AU XYIII*-" SIECLE
Ce 5 septembre 1783.
Monsieur,
J'ai l'honneur de vous informer, monsieur, que le
tout a été on ne peut pas mieux; je n'ai d'autres re-
grets que celuy de n'avoir resté renfermée que vingt-
quatre heures; le raclement des barreaux et le train
des verroux étoit très-amusant et faisoit une armonie
délicieuse; j'y avois déjà fait porter bien des paquets
et provisions, comptant faire un plus long séjour dans
ces lieux charmants où néantmoins j'aurai beaucoup
soufert d'ennuys et de tristesse, comme vous pouvez
bien vous l'imaginer. Enfin, voilà la pièce jouée au
parfait ; il ne me reste qu'à m'occuper sérieusement
de mes affaires. Je vous prie, monsieur, de vouloir
bien engager M. de La Ferté à me donner un mot
d'écrit, au moyen duquel on puisse comencer à me
payer les appointements du mois échu sur le nouveau
pied convenu; bien entendu que je continuerai à si-
gner sur l'état, comme cy-devant; je ne me trouve pas
à même de laisser passer un quartier, et j'aurai besoin
de toucher régulièrement mes appointements à chaque
mois. J'espère que tout cela ne soufrira aucune diffi-
culté ; le secret sera toujours gardé soigneusement, et
j'attendrai votre réponse avec impatience, vous priant
de me marquer par la même occasion le jour que je
pourrai aller remercier M. de La Ferté de toutes les
bontés qu'il a pour moi; je ne seroi pas moins recon-
naissante pour tous vos bons offices, et j'ai l'honneur
d'être, avec la plus parfaite estime, monsieur, etc.
DUPRÉ.
P. -S. Pour la comédie jouée, j'ai déboursé environ
72 livres, ayant dû payer partout ; je compte, monsieur.
LECONGEHUNEDANSEUSK 22 3
que vous voudrez bien me faire rendre cet argent le
plutôt possible, et vous m'obligerez infiniment*.
A dater de ce jour la belle fugitive fut surveillée de
près, et l'amour fit bonne garde autour d'elle sous la
forme de policiers envoye's par La Ferté, qui croyait
cependant ne jamais prendre assez de précautions. Le
1 1 septembre, par exemple, il avise le ministre qu'on
agit toujours très fort pour enlever la danseuse à l'O-
péra, qu'il serait possible que l'ambassadeur de Sar-
daigne en parlât à la reine et que, tout en pensant que
Sa Majesté ne se mêlera pas d'une affaire aussi peu
importante, il serait peut-être bon d'en toucher deux
mots au ministre des affaires étrangères, car enfin,
dit-il pour conclure, le service du roi est préférable à
celui de Turin. Ce fut l'avis d'Amelot, qui répondit le
jour même en demandant qu'on rédigeât un projet de
lettre à M. de Vergennes ; et eff"ectivement quelques
jours après, le 14, le ministre des aff"aires étrangères
recevait la note suivante de son collègue à la maison
du roi :
Leservicedu roy pour les spectacles de Fontainebleau,
monseigneur, ayant absolument exigé que je fisse
rester la demoiselle Dupré, danseuse de l'Opéra, qui
avoit tenté de s'évader pour aller remplir un engage-
ment à Turin, il y a lieu de croire qu'elle pourrait
solliciter M. l'ambassadeur de Sardaigne pour vous
forcer de lui faire accorder un passe-port; dans ce cas,
je vous prierois, monseigneur, de vouloir bien repré-
senter à M. l'ambassadeur que cette danseuse est indis-
pensablement nécessaire, tant pour la sûreté du ser-
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629.
224 I- OPKRA SECRET AU XVIIlf SIECLE
vice de la Cour que pour celui de Paris, dans la
circonstance de la maladie de la demoiselle Guimard
qui vient d'avoir la petite vérole et qui, conse'quem-
ment est hors d'état de paroître sur le théâtre du roi ;
mais je consentirai volontiers, pour ne pas priver
Turin de M"° Dupré, de lui accorder un congé pour
y aller vers la fin de décembre, qui est le temps où
commence le carnaval.
Volte-face subite le lendemain. La lettre précédente
n'était pas plutôt expédiée, que La Ferté en écrivait
une autre au ministre, où il lui racontait que M^'"
Dupré était venue chez lui pleurer toutes les larmes de
ses beaux yeux et qu'il n'y avait plus guère moyen de
la retenir, car elle était dans un état à fendre l'âme et
ne pourrait presque plus rendre de services. Cette
scène intime n'est qu'effleurée dans le récit de La
Ferté, mais on peut suppléer aisément à ses réticences
en se rappelant que si la danseuse refusait obstinément les
offres si tentantes de son puissant protecteur, c'est sû-
rement qu'elle voulait aller retrouver le beau Gallet
au pays où fleurit l'oranger.
Ce lundi soir, i5 septembre lySS.
Monseigneur ,
Aussitôt mon arrivée à Paris, je viens d'être assailli
par la demoiselle Dupré, qui est venue me trouver, à
ce qu'elle m'a dit, d'après le conseil de M. de Vougny*,
■ Ce M. de Vougny était sûrement le protecteur heureux de M"'^ Dorlé,
puisque, autant il réclamait pour elle lorsqu'on voulait faire un passe-droit en
faveur de M"« Dupré, autant il encourageait celle-ci à partir plutôt que de cé-
der, afin qu'en partant elle laissât le terrain libre à M"'= Dorlé. Cousin-germain
d'Amelot, très lié avec le comte et la comtesse de Maurepas (d"où le surnom de
LE CONGE D UNE DANSEUSE 223
pour que j'aie l'honneur de solliciter près de vous sa
liberté pour aller remplir son engagement ; le re'sultat
d'une conversation d'une heure et demie a e'té qu'elle
se de'siste de la place de premier sujet, et qu'elle pro-
met, si on a besoin d'elle, de revenir, dans le mois de
janvier, pour danser même en remplacement pendant
un an, après quoi elle demande sa liberté entière ; dans
le cas oîi elle seroit refusée, il me paroît qu'on ne peut
faire grand fond sur elle pour le voyage de Fon-
tainebleau , car elle m'a dit qu'elle succomberait au
chagrin ; et, en effet, elle étoit dans un état que je ne
pourrois guère vous représenter. Cependant, j'ai exigé
qu'elle dansât demain, ce qu'elle a promis de faire ;
d'après le sacrifice qu'elle fait d'une première place et
l'offre de revenir faire une année, il faut qu'elle ait de
bien fortes raisons pour prendre ce parti ; car j'ai été
jusqu'à lui dire que l'on payeroit son dédit, mais rien
n'a pu la faire changer. D'après cela, monseigneur,
c'est à vous à décider; mais les choses étant à ce point
et ne pouvant compter sur son service pour Fontaine-
bleau, je crois que le parti le plus sage seroit de pren-
dre ses précautions d'avance, en la faisant remplacer
par M"^ Torlai qui doit danser incessamment, et en se
servant le plus que l'on pourra de M"^ Dorival, qui
auroit peut-être quitté, si elle eut sçu que M"« Dupré
avoit une première place ; je conclurois donc, monsei-
Vougny-Maurepas) , grand coureur de filles, très propre à discuter sur le mérite
des figurantes, des « espaliers », très délicat sur le choix des minois, mais ne
connaissant rien à la partie des talents. M. de Vougny, un jour qu'il arrivait
en retard à l'enterrement de M""' Legendre, belle-mère d'Amelot, ne vit pas la
fosse ouverte sur son chemin, tomba dedans et se cassa la jambe : heureusement
que le fossoyeur était là, qui le retira du troi:. Ce funeste événement fut bientôt
su de tout Paris; les princes du sang envoyèrent chez l'estropié, les ministres y
allèrent, et plus de quatre cents personnes s'inscrivirent à sa porte, parmi les-
quelles les femmes les plus distinguées de la cour et quantité de Laïs dont il
était le protecteur naturel, M"=^ Heynel et Guimard en particulier, qui le vin-
rent voir en députation de la part des « consœurs » de l'Opéra. {Mémoires secrets,
passim. )
29
220 l'opéra secret AU XVIH'' SIÈCLE
gneur, à laisser partir la demoiselle Dupré, à ne point dis-
poser de la place de premier sujet; je crois que, ne pou-
vant faire autrement, c'est, monseigneur, le parti le plus
sage, et qui évitera même beaucoup de sollicitations.
Amelot, qui avait peine à suivre les évolutions de
pensée de son conseiller, mais qui se serait bien gardé
déjuger autrement, approuva cette décision avec autant
d'empressement qu'il en avait mis, la veille, à signer la
lettre à M. de Vergennes pour retenir la danseuse à
Paris. 0 Nul doute, écrit-il le i6, à laisser toute liberté
à la demoiselle Dupré de partir pour Turin. » Mais en
même temps qu'il la libère aux conditions posées par
La Ferté, il fait à celui-ci deux recommandations capi-
tales : la première est de se faire rendre ces fameuses
doubles lettres qui seraient assez compromettantes pour
l'Administration, en restant entre les mains de la dan-
seuse ; la seconde est de « n'oublier pas de faire préve-
nir M. Lenoir de la liberté qu'on donne à la demoi-
selle Dupré de s'en aller, afin qu'il ne fasse plus veiller
sur elle, et qu'il ne lui refuse pas de passe-port si elle
lui en demande. »
Sitôt dit, sitôt fait. Nouvelle scène attendrissante
entre la danseuse et l'intendant des Menus, et le len-
demain 17, nouvelle lettre de celui-ci au ministre :
Monseigneur,
M"^ Dupré et moi, nous nous sommes rendu lettres
et portraits ; elle a signé un engagement pour être ren-
due à Paris à la fin du carnaval, et pour occuper une
place de premier remplacement pendant un an , sur le
pied du traitement qui lui a été fait lorsqu'on l'a fait
venir; je crois que ce sera très bien fait de ne disposer-
LE CONGE D UNE DANSEUSE 227
de longtemps de la première place, pour n_- la donner
qu'à celle que le public avouera et placera lui-même.
Pour le coup La Ferté se trahit bel et bien : le mi-
nistre lui recommandait simplement de rattraper ses
dangereuses lettres, et lui, dans tout l'émoi d'une sépa-
ration tellement soudaine, il parle aussi des portraits,
comme si la restitution réciproque de ces images plus
ou moins gracieuses avait la moindre importance admi-
nistrative et qu'elle dût beaucoup préoccuper Amelot.
Il espérait bien cependant que la belle reviendrait , et
quant à celle que le public devait « avouer et placer lui-
même », il ne faisait pas doute à ses veux que ce ne fût
M"* Dupré. Aussi, autant il montrait de hâte, aupara-
vant, pour la faire passer sur le dos de ses camarades,
en lui attribuant la première place, autant il s'empresse,
autant il insiste pour qu'on laisse ce poste longtemps
vacant, aussi longtemps qu'elle-même sera absente. Il
croyait si bien qu'Eléonore reviendrait, qu'adressant, à
la fin de cette année 1783, un rapport détaillé sur le
personnel de l'Opéra au nouveau ministre de la maison
du roi, M. de Breteuil, il portait sur les deux danseuses
en concurrence pour la première place un jugement
qu'on peut résumer ainsi : « L'une, M"° Dorlé, n'est
pas assez forte; l'autre, M^'' Dupré, est absente et doit
revenir vers le i5 février; attendons*, y
Elle ne revint pas cependant, et ce ne fut pas M""
Dorlé qui monta au premier rang. Elle était partie dès
lafinde septembre, et depuis le mois d'octobre ijSS jus-
Voir les propres termes de ce rapport dans notre premier chapitre : Un Roi
aV Coulisses, p. 44.
228 l'opéra secret au XVIII» SIÈCLE
qu'en mars suivant, elle est portée sur les états « pour
mémoire », c'est-à-dire sans être payée pour cause de
congé, mais comme devant toucher 2,000 fr. par an,
comme ses trois camarades du même grade : M"" Dori-
val, Dorlé et Pérignon. Elle ne revint pas et La
Ferté se consola en « papillonnant », elle ne revint
pas et on la raya définitivement du personnel aux va-
cances de Pâques 1784. Au même moment, M"° Péri-
gnon devenait premier sujet dans le genre comique,
et les deux danseuses remplaçantes qui restaient,
M"" Dorival et Dorlé, voyaient leurs appointements
augmentés de plus du double, en touchant, pour l'exer-
cice suivant, 5, 000 livres au lieu de 2,000. La différence
valait qu'on réfléchît avant de lâcher pied , mais il
était trop tard pour que M"' Dupré rentrât en
grâce à Paris. Et d'ailleurs elle ne voulait pas seule-
ment de l'argent, elle briguait aussi l'honneur du pre-
mier rang. Et puis n'avait-elle pas retrouvé au pays
du soleil, peut-être à Turin, peut-être à Milan, le sé-
duisant Gallet, qui ne lui donnait ni honneur ni for-
tune, et n'oubliait-elle pas auprès de lui les compétitions
de l'Opéra de Paris, les vexations de Morel et la protec-
tion intéressée du volage Papillon 'f
■^.^
URANT la semaine qui suivit
■ / lincendie de l'Opéra en octo-
bre 1873, pas un journal ne
manqua de rappeler le de'sastre
pareil de 1781 et la rapide
^'"^^ construction du théâtre de la
~" ^' "'-^^ Porte-Saint-Martin par Lenoir,
mais nul ne sortit des ge'néralités rebattues et ne donna
le moindre renseignement inédit. Il n'y avait pourtant
qu'à chercher pour trouver force pièces originales
n'offrant pas seulement un intérêt de métier, mais
visant l'art, l'administration, la politique, et montrant
bien comment le ministre de la maison du roi enten-
dait et remplissait, envers l'Opéra, son double rôle de
directeur et de protecteur.
Le ministre avait sur le théâtre et le monde lyrique
un pouvoir absolu. S'il n'en usait pas toujours avec
232 l'opéra secret au xvui' siècle
modération, comme dans le cas de M"'' Théodore, il
montrait au moins un rare empressement à faire le
bien, quand le bien était possible, à réparer le mal,
quand un désastre arrivait. Moins de huit jours après
l'incendie qui avait anéanti l'Opéra, le 8 juin 1781, on
avait déjà décidé de donner des représentations sur le
petit théâtre des Menus-Plaisirs du Roi, en attendant
la construction d'une salle provisoire ; le choix de
l'emplacement et la désignation de l'architecte étaient
choses trop compliquées pour être décidées à la légère,
et les trois ministres, Amelot, Maurepas et Joly de
Fleury, avaient à ce propos des conférences journa-
lières. Mais comme la salle même des Menus-Plaisirs
' devait être aménagée pour l'Opéra, et qu'on n'y pou-
vait pas jouer avant les premiers jours d'août, le
ministre de la maison du roi voulut organiser jusque-
là des concerts, dont le produit aiderait l'État à payer
intégralement les appointements de tous les artistes et
employés du théâtre.
Amelot se fît alors adresser par M. de Caumartin
un état des dépenses et recettes du concert établi pro-
visoirement aux Tuileries après l'incendie de 1763, et
il en transmit copie à La Ferté, en lui faisant remar-
quer que la dépense n'avait monté qu'à 6,274 livres 19
sols 6 deniers, et en le priant de veiller « à ce qu'on y
apportât également toute l'économie possible. » Les
28 concerts de 1763 avaient donné une recette de
53,986 livres, ce qui était magnifique, comparé à la
dépense rapportée par le ministre. Mais ces 6,274 li-
vres ne représentaient que les frais d'installation, et
quand on y ajoute la dépense ordinaire (appointements '
LES PAUVRES ET l'oPÉRA 233
des directeurs, acteurs et employés) pour les dix mois
qu'avait duré l'interruption des spectacles, on arrive
au total de 143,000 livres en chiffres ronds, c'est-à-dire
à une dépense presque triple de la recette produite par
les 28 concerts. On voit par là que les concerts qu'on
songeait à organiser ne pouvaient servir qu'à diminuer
les débours de l'État, et Amelot s'ingéniait à leur faire
rapporter le plus possible. Certain jour enfin, il croyait
avoir trouvé un moyen infaillible, et il écrivait, le 16
juin, à La Ferté :
Ne penseriez-vous pas qu'il seroit utile que j'écrivisse
dans ce moment à MM. les premiers gentilshommes de
la Chambre pour les engager à recommander aux Co-
médiens français et italiens de ne pas donner leurs
meilleures et nouvelles pièces les jours que nous don-
nerons des concerts aux Tuileries, afin d'augmenter un
peu l'affiuence du monde aux dits concerts; c'est, je
l'avoue, un petit moyen, mais il n'en faut négliger au-
cun, et j'ai lieu de croire que les comédiens qui natu-
rellement doivent profiter de la malheureuse circons-
tance, se prêteront volontiers à cette légère complai-
sance, et que MM. les gentilshommes de la Chambre
y concourront aussi avec plaisir; en ce cas je vous serai
obligé de m'envoyer le projet de lettre à leur écrire.
La Ferté répondait le jour même au ministre une lettre
où il montre certains scrupules d'employer ces moyens
autoritaires, au moins à l'égard de la Comédie-Fran-
çaise, et où il soulève certaines objections contre les
concerts projetés.
Je reçois les deux lettres dont vous m'avez honoré ;
je crois qu'il pourroit peut-être y avoir de l'inconvé-
3o
2 34 l'opéra secret au xviii^ siècle
nient de faire recommander aux comédiens français de
ne point donner leurs bonnes pièces les mardis et
vendredis ; parce qu'indépendamment que cela pour-
roit indisposer le public, c'est qu'hier même qu'ils ont
donné de très bonnes pièces ils n'ont eu absolument per-
sonne, et ils sont encore aujourd'hui dans le même cas;
d'ailleurs les maladies et autres événements imprévus peu-
vent forcer de donner même une de leurs meilleures piè-
ces , qu'ils n'auroient pas été dans l'intention de jouer
effectivement un mauvais jour; mais il n'en est pas de
même des Italiens, ils avoient hier un monde affreux,
et je crois que l'on peut les restraindre à ce qui leur est
permis de jouer seulement les mardis et vendredis,
c'est-à-dire aux pièces vaudevilles ; je joins en consé-
quence ici un projet de lettre pour M. le maréchal de
Richelieu.
L'on fera du mieux possible pour faire en sorte que
les concerts payent partie des appointements, mais le
goût est si changé que je crains bien que cette res-
source soit peu considérable ; vous avez remarque que
les 28 concerts de 1763 n'ont produit que 53,986 livres.
Les appointements d'alors n'étoient pas la moitié de ce
qu'ils sont aujourd'hui, puisque, y compris les traite-
ments particuliers de M"' Le Vasseur, Larrivée et les
nouvelles pensions, cette dépense est de près de 28,000
par mois ; ainsi l'on ne peut faire de trop grands
efforts pour avoir le plus promptement possible une
salle provisoire , ce qui diminuera plutôt la charge
du Roi.
A la suite de cette lettre se trouve un projet de lettre
pour le maréchal de Richelieu. Le ministre y dit, par
la plume de La Ferté, « que le Roi a ordonné de faire
donner deux concerts par semaine, les mardis et ven-
dredis, pour diminuer au moins en partie les dépen.ses
LES PAUVRES ETl'opÉRA 235
qu'il était forcé de faire pour payer les appointements
des sujets ;» et qu'il priait le mare'chal d'ordonner aux
comédiens italiens o de se renfermer pour la circons-
tance, dans les bornes de leur bail avec l'Opéra pour les
pièces qu'il leurest permis de jouer ces jours-là et qui doi-
vent se borner aux vaudevilles. Je suis persuadé,
disait-il pour finir, qu'ils ne feront aucune difficulté et
qu'ils chercheront au contraire tous les movens de
contribuer au succès de l'Opéra. » Le ministre et La
Ferté avaient trop compté, en cette circonstance, sur
la condescendance des gentilhommes de la Chambre ,
qui se montraient forts jaloux de l'autorité qu'ils exer-
çaient sur les deux Comédies, comme le ministre sur
l'Opéra, et qui défendaient avec zèle les intérêts de ces
théâtres. Ils ne se départirent pas cette fois de leur
rôle de protecteurs, comme le prouve la note suivante
écrite par le ministre en marge de la lettre projetée :
(i Cette lettre n'a pas été écrite parce que MM. les pre-
miers gentilhommes que j'ai pressentis n'ont pas paru
bien disposés. »
Repoussé de ce côté, le ministre imagina un procédé
aussi simple qu'expéditif pour diminuer un peu la dette
de rOpera, et il écrivit, le 12 juillet, au lieutenant
général de police Lenoir :
Comme il est nécessaire, monsieur, dans la malheu-
reuse circonstance où se trouve l'Académie royale de
musique, d'user de toutes les ressources pour tâcher
de l'alimenter en ménageant en même temps les finan-
ces du Roy, j'ai pensé qu'un des moyens les plus
naturels et les plus justes serait d'augmenter les rede-
vances des spectacles forains qui nécessairement pro-
236 l'opéra secret au XVIII* SIKCLE
firent de la suspension de l'Opéra; je vous prie en
conséquence de vouloir bien envoyer chercher les
différents entrepreneurs, les prévenir que Sa Majesté,
sans avoir égard aux traités qui ont pu être passés avec
eux et qu'elle casse et annule de sa pleine autorité, a
fixé, à commencer du premier de ce mois, la redevance
du spectacle du sieur Nicolet à 48 livres pour chaque
jour de représentation, celle pour le spectacle du sieur
Audinot et pour celui des Variétés amusantes à 36 livres
chacun, et celle de la Redoute chinoise à 24 livres ; le
tout payable à la fin de chaque semaine et qu'en con-
séquence ils ayent à signer chacun leur soumission de
payer cette redevance, lesquelles soumissions je vous
serai obligé de m'envoyer. Si le simple ordre que
vous leur donnerés ne suffit pas, ce que j'ai de la peine
à présumer, je vous prie de m'indiquer la forme que
vous croirez la meilleure à employer.
Cette rupture de traités librement consentis était un
abus criant d'autorité. Les entrepreneurs réclamèrent,
comme on pense bien, mais Amelot repoussa leurs pro-
positions et écrivit à Lenoir, le 21 juillet, de faire exé-
cuter en toute rigueur les prescriptions de sa première
lettre. Les malheureux forains revinrent encore à la
charge, et firent observer au ministre que cette nouvelle
redevance augmenterait d'un quart leurs charges <» si
elle n'était pas prélevée, avant tout, sur la recette qui
doit supporter le quart des pauvres». Amelot se laissa
fléchir cette fois, et écrivit, le 2 5 juillet, à M. Henry, ad-
ministrateur général des hôpitaux, une lettre où ifexpo-
sait la question et qu'il terminait ainsi : « J'estime qu'il
est de la justice de l'administration des hôpitaux de con-
sentir à ce que ces redevances soient prises sur le produit.
LES PAUVRES ET L OPÉRA 2J7
des recettes avant le partage du surplus qui doit ope'rer
la distraction d'un quart au profit des pauvres. »
La demande des forains, appuye'e par le ministre,
tendait donc à faire prélever cette redevance excep-
tionnelle avant même le quart des pauvres^ de façon
que l'Administration des hôpitaux supportât avec eux,
sur son quart, la diminution résultant de cette aggra-
vation d'impôts. M. Henry fut fort étonné de voir un
ministre soutenir une prétention aussi audacieuse ,
aussi subversive , et il répondit à Amelot, le i" août,
qu'il avait communiqué sa lettre à M. Dupont, lieute-
nant particulier au Châtelet, administrateur de l'Hôtel-
Dieu et chargé par son bureau de veiller particulière-
ment à la rentrée du quart des pauvres. M. Dupont et lui
avaient pensé que cette proposition ne pouvait être portée
qu'aux bureaux généraux de leurs administrations qui se
tenaientàl'Archevèché; mais, commecesbureaux ne de-
vaient se réunir qu'à la fin du mois, ils n'hésitaient pas à
soumettre par avance au ministre les observations qu'on
ne manquerait pas de lui adresser. Ils avançaient donc
la décision à prendre et lui envoyaient un mémoire pour
défendre auprès de lui la franchise absolue du quart des
pauvres, et le préparer au refus très probable des
bureaux. « Nous vous prions. Monseigneur, disaient-
ils pour finir, de nous faire savoir vos dernières ins-
tructions à ce sujet, avant la tenue des bureaux géné-
raux , afin que nous puissions leur présenter cette
nouvelle demande des entrepreneurs si vous le désirez
et s'ils persistent à la faire. » Cette simple phrase en
dit long, — comme on verra tout à l'heure.
Suit le Mémoire instructif sur le quart qui se perçoit
238 l'opéra secret au xviii" siècle
en faveur de l'Hôpital général et de l'Hôtel-Dieu sur
le produit de tous les spectacles de Paris. La lecture
de cette pièce prouvera que l'administration des hôpi-
taux, — qui se montre de nos jours si âpre au gain ,
qui méconnaît l'art pour l'argent, et ruinerait les
entreprises qu'elle pressure et dont elle vit, plutôt que
de leur accorder la moindre remise, — était déjà, il y
a un siècle, aussi avide, aussi rapace. Je regrette de ne
pouvoir donner en entier ce long rapport, un chef-
d'œuvre d'argumentation chicanière, mais j'en veux
citer au moins la fin, qui dut bien surprendre Amelot.
Après avoir fait l'historique du quart des pauvres.,
après avoir établi, par des textes et des faits précis, que
ce droit devait primer tout autre, et que, par consé-
quent, la prétention des forains était absolument in-
soutenable, M. Henry, par une manœuvre très habile,
porte la lutte sur le terrain de son adversaire, et fait en-
tendre au ministre qu'au lieu de détendre les entrepre-
neurs, il ferait mieux de se défendre lui-même, et que les
hôpitaux pourraient bien lui réclamer une part dans
la redevance exceptionnelle qu'il imposait aux forains.
Le feu de l'Opéra, en mettant l'Académie royale de
musique hors d'état de se soutenir, fait perdre aux hô-
pitaux une somme annuelle de 60,000 livres, pour
laquelle ce spectacle est abonné *. Si le ministre a cru
juste d'augmenter la redevance des spectacles forains,
■ Henry exagère singulicrement Les hospic;;s perdirent beaucoup moins sur
l'Opéra, comme il résulte de cette mention de la Recette extraordinaire de lySi-Si:
11 Porté icy en recette les cinq mois de remises du quart des pauvres qui n'ont
iMS été payés pour les mois du juin, juillet, aoust, septembre et octobre lySt,
montants à la somme do 24,000 livres. » 'Archives nationales. Ancien régime.
01,634.)
LES PAUVRES ET l'opÉRA 239
SOUS le prétexte qu'ils profitent de la suppression de
l'Opéra, il semble que l'esprit de justice qui l'a déter-
miné à autoriser cette augmentation de redevance, ne
peut pas lui faire croire que les hôpitaux doivent y
entrer pour quelque chose. Et dans le fait, si les en-
trepreneurs de ces spectacles réussissaient à faire sup-
porter aux hôpitaux une portion de la redevance forcée
dont on vient de les grever, il en résulterait que le feu
de l'Opéra doublerait la perte des hôpitaux: i° par la
privation de 60,000 livres d'abonnement ; 2° et par la
contribution dans la redevance exigée par l'Académie
royale de musique. Ce qui seroit d'autant plus extraor-
dinaire que le même motif qui sert de prétexte pour
l'augmentation de la redevance devroit , par la même
raison, opérer une indemnité en faveur des hôpitaux,
bien loin de leur occasionner une double perte.
Et sous ce dernier point de vue, cette redevance
elle-même devroit-elle peut-être être assujettie au quart
des pauvres^ à la charge de l'Académie royale de mu-
sique. Elle n'a lieu qu'en raison du privilège exclusif
de l'Opéra et sous le motif que les spectacles forains
profitent de sa suppression. L'Opéra devant le quart
du produit de son spectacle, ne pourrait-on pas dire
que quand il cède quelque portion de son privilège, le
prix de cette cession doit être regardé comme produit
de son spectacle et que, sous cette considération, il
doit être sujet au quart des pauvres : on ne pourroit
pas anéantir cette prétention en disant que les hôpi-
taux percevant le quart sur le produit de ces spectacles
forains, ne peuvent pas le percevoir sur le prix de la
cession, que ce serait percevoir deux droits ; le prix des
places de ces petits spectacles n'étant que de 3o sols .
n'a aucune proportion avec celles de l'Opéra qui vont
à 7 livres 10 sols et même à dix livres ; ainsi le pro-
duit du quart des pauvres dans ces petits spectacles
ne peut jamais être mis en comparaison avec ce qu'il
240 l'opéra secret au xviii^ siècle
produirait dans les grands, et ne doit pas être regardé
comme un dédommagement suffisant de la cession
faite par l'Opéra d'une portion de son privilège.
Le raisonnement était habilement déduit , et la
phrase citée plus haut prenait, en la rapprochant de
ce paragraphe, un sens menaçant. Elle signifiait, pour
tout bon entendeur, que si le ministre persistait à sou-
tenir les forains, l'Administration des hôpitaux porte-
rait ses nouvelles prétentions sur l'Opéra devant le
Conseil du Roi , où elle avait déjà un procès pendant
contre les Comédiens français et italiens; Henry avait
pris grand soin de le rappeller au ministre .dans son
rapport. Amelot le comprit bien ainsi, car on ne trouve
plus rien dans les pièces suivantes sur cette affaire ; il
aura sans doute, pour sauvegarder les intérêts de l'O-
péra, abandonné les forains à l'avidité des hôpitaux,
et l'on peut tenir pour assuré que le quart des pauvres
aura été prélevé avant tout autre impôt.
Amelot avait d'autant plus souci de ne pas voir di-
minuer la redevance extraordinaire payée à l'Opéra,
que la situation pécuniaire à la fin de juillet était peu
brillante. La recette pour tout le mois avait été :
Recette à la porte. ''^'■" soisden.
8 concerts depuis le 3 jusqu'au 27 juillet. 7,2ir> » »
Redevances.
Opéra-Comique , pour le
mois de juillet 1,666 134) - o,- o
Spectacles forains, id. . . . 4,320 » » j
Remise des fournisseurs pour le paiement
au comptant 19 » »
Total 1 3,221 i3 4
LES PAUVRES ET I, OPERA 24I
La dépense ordinaire s'était élevée à 32,255 1. 14s.
10 d., et celle extraordinaire à 6,727 1. 9 s. 8 d. ; en-
semble 38,983 1. 4 s. 6 d. La dépense du mois de juillet
excédait donc la recette de 25,762 1. o s. 2 d. , à quoi
il fallait ajouter l'excédant de la dépense de juin, soit
20,257 1. II s. 9 d. ; ce qui donnait comme déficit jus-
qu'à ce jour 46,0191. 1 1 s. 1 1 d. Il fallait encore une
somme de 4,900 livres pour le quartier des acteurs et
autres retirés , et l'on trouvait ainsi le chiffre de
50,919 1. 1 1 s. II d. comme total du fonds à faire pour
payer tous les traitements et dépenses de l'Opéra :
c'était un joli denier.
Après avoir examiné les rapports du ministre ayant
l'Opéra dans ses attributions, avec les Comédies Fran-
çaise ou Italienne et les gentilshommes de la Chambre,
avec les spectacles forains et l'Administration des hos-
pices, nous allons voir comment il agissait avec la
presse quand elle parlait un peu trop librement des
affaires ministérielles. C'était alors dans tout Paris une
préoccupation extrême de savoir où se transporterait
l'Opéra, et dans quelles conditions pécuniaires on en
opérerait la reconstruction. Le Journal de Paris, qui
était réputé à la fois pour sa forme légère et la siàreté
de ses renseignements, eut l'imprudence de publier,
le 3i juillet, un article où il exposait les principales
clauses de la convention conclue avec l'architecte
Lenoir. Le jour même, La Ferté s'étonnait « que vu
l'exposé faux qu'il contient, on en ait permis l'impres-
sion, » et signalait cet écrit à la sévérité du ministre.
Celui-ci prenait connaissance de l'article et écrivait
aussitôt au lieutenant de police :
3i
242 L OPERA SECRET AU XVIH' SIECLE
Le rédacteur du Journal de Paris, monsieur, a mis
dans celui d'hier un article concernant la salle provi-
soire de l'Opéra, sur lequel suivant l'usage il n'a con-
sulté aucune des personnes chargées de cette adminis-
tration. En conséquence, il y a inséré des erreurs qu'il
est très essentiel de rectifier. Il dit que le sieur Lenoir
s'est engagé de construire cette salle pour 3oo,ooo liv.,
tandis qu'il n'en a demandé et qu'on ne lui en donne
que 200,000, avec le privilège, lorsqu'on ne fera plus
usage de cette salle pour l'Opéra, de pouvoir y donner
pendant dix ans des fêtes dans le genre du Vauxhal de
Torré. Je vous prie d'envoyer chercher le rédacteur, de
lui ordonner de rétablir les faits tels qu'ils sont, de
communiquer le nouvel article à M. de La Ferté
avant de l'insérer dans le journal, et d'être attentif,
toutes les fois qu'il y mettra quelque article relatif à
l'Opéra, à consulter toujours auparavant ou M. de
La Ferté ou M. Dauvergne.
Lenoir envoya chercher Corancez, le principal ré-
dacteur du Journal de Paris, et lui transmit les ordres
du ministre ; Corancez s'excusa sur ce « qu'il n'a-
voit recueilli les faits qu'à la suite d'une conversa-
tion avec Dauvergne. » Lenoir lui fit alors observer
qu'il n'aurait rien dû insérer sur les spectacles sans le
lui avoir communiqué, « surtout d'après un prétendu
récit vague et sur lequel il avoit pu se méprendre ; » il
lui dit enfin d'apporter un article rectificatif qu'on
soumettrait d'abord à La Ferté ou à Dauvergne. Cet
article, qui corrigeait le premier, parut dans le Journal
de Paris du 4 août*. Il est vraiment plaisant de voir
* Lettres de Lenoir au ministre, des i, 2 et 4 août. (Archives nationales. An-
cien régime. O i, 640.) C'est dans ce registre que se trouvent toutes les pièces
citées jusqu'ici.
LES PAUVRES ET l'oPÉRA 243
le ministre s'inquiéter à ce point qu'on n'augmente
pas, même de 100,000 liv., le chiffre de la somme as-
sure'e à Lenoir, quand on sait que la construction du
théâtre de la Porte-Saint-Martin s'éleva au chiffre
énorme de 1,253,671 livres 9 sous i denier.
Cette censure ministérielle ne s'exerçait pas seule-
ment sur les articles de journaux ayant trait à l'admi-
nistration du théâtre, mais aussi sur ceux où il n'était
question que d'art et de musique. Lisez plutôt la
lettre qu'Amelot écrivait à Lenoir, le i^"" décembre
1780 :
L'auteur des paroles de l'opéra d'Echo et Narcisse^
monsieur, ainsi que le sieur Gluck, auteur de la mu-
sique, m'ont porté des plaintes, il y a déjà quelque
tems, des termes peu mesurés dont s'étoit servi l'auteur
du journal de Monsieur, en parlant de cet ouvrage. Je
n'ai pu m'empêcher de trouver leurs plaintes fondées ;
cependant je me suis opposé à ce que dans aucun écrit
périodique ils témoignassent leur mécontentement, re-
gardant comme dangereux de laisser entamer une
querelle ouverte entre les journalistes et l'Académie
royale de musique; mais j'ai cru devoir leur pro-
mettre protection pour l'avenir. En conséquence, je
vous serai obligé d'envoyer chercher l'auteur du jour-
nal de Monsieur, de lui faire sentir le tort qu'il a eu
de se livrer à une critique trop amère sur l'opéra
d'Echo et A\7rcisse, et de l'engager ainsi que les autres
journalistes et particulièrement l'auteur du Journal de
Paris, a parler en des termes plus mesurés de l'effet
que les nouveaux opéras pourront produire sur le
public, afin de ne pas décourager les auteurs tant des
paroles que de la musique, et de ne point décrier un
spectacle qui est particulièrement sous la protection
244 l'opéra secret au xviii* siècle
de Sa Majesté, qui opère une aussi grande "circulation
d'argent, et pour le soutien et le succès duquel il faut
tant d'efforts réunis*.
On voit par là que la critique musicale ne jouissait
pas alors d'une liberté exagérée. Il est vrai qu'il s'agit
ici de la reprise solennelle d'Écho et Narcisse que
l'Administration avait faite, le 8 août 1780, pour tâ-
cher de fléchir Gluck et le décider à revenir en France.
Malgré le succès bruyant de la première soirée, dû à
l'ardeur du parti gluckiste, cette reprise n'avait pu
aller au delà de neuf représentations, et la neuvième
recette avait été de 1,344 li"^'- 1° s., tandis que les
cinquième et sixième étaient tombées au-dessous de
700 livres. Ce résultat n'avait rien de bien flatteur
pour Gluck, et les articles défavorables des journaux
avaient dû augmenter encore l'éloignement qu'il éprou-
vait pour Paris. L'administration, ayant échoué dans
son projet, faisait donc retomber sur les journalistes le
poids de sa mauvaise humeur.
Tout en dépouillant ces liasses et ces registres, j'ai
rencontré dans le nombre quantité de mémoires adres-
sés au ministre, et dont quelques-uns m'ont paru
curieux à noter, à la fois pour leur forme drolatique et
pour les idées bizarres qu'on soumettait à qui de droit:
je vais rapporter les plus singuliers. C'est d'abord un
projet non signé, mais écrit de la main de Dauvergne,
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Les chanteurs provoquaient
parfois eux-mêmes ces réprimandes aux journaux; c'est ainsi qu'on lit dans le
rapport du 18 novembre 1782 : « Le comité a l'honneur de supplier le ministre
d'ordonner aux journalistes d'être plus circonspects dans le compte qu'ils ren-
dent du spectacle. » (Archives nationales. Ancien régime. O i, 63S.)
LES PAUVRES ET l'oPÉRA 2^.5
directeur de l'Opéra (son écriture est caractéristique),
où il expose le moyen le plus prompt et le moins dis-
pendieux, à son sens, pour augmenter le nombre des
sujet chantants, qui allait chaque jour diminuant. Ce
serait « de faire annoncer dans toute l'étendue du
royaume que les maîtres de musique de province et
de Paris qui procureroient des sujets chantants (en
hommes et femmes) à l'Académie royale de musique
aux conditions cy-dessous auroient, pour chaque sujet
qu'ils procureroient, 9,000 liv. de pension viagère sur
la ditte Académie, payable de trois en trois mois. »
Cette façon de faire tambouriner les chanteurs comme
on faisait des objets perdus n'était pas absolument
mauvaise (un professeur aurait pu en effet se faire
ainsi des rentes considérables en fournissant plusieurs
sujets), mais il faut lire les conditions imaginées par
Dauvergne :
1° Il faudroit que les sujets présentés fussent assés
musiciens pour apprendre seuls leurs rôles;
2° Qu'ils ne fussent âgés, tout au plus, que de iS à
24 ans, mais qu'ils eussent au moins cet âge, pour évi-
ter les inconvénients de la mlie ;
3° Qu'ils eussent de la voix , de la figure et de la
taille, surtout les femmes;
4° Que les hommes chantans la haute-contre fussent,
au moins, de la taille de 5 pieds 3 à 4 pouces; ceux
chantans la basse-taille, de celle de 5 pieds 5 à 6 pou-
ces au plus;
5° L'Académie payeroit le voyage du maître et du
sujet qui seroit accepté par elle et le retour du maître
suivant le prix des voitures publiques *.
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 633.
246 l'opéra secret au XVHl- SIÈCLE
L'article 4 est surtout original , et cette façon de
juger un chanteur d'après sa taille est au moins
bizarre. Les basses devaient avoir d'abord 3 centimè-
tres de plus que les ténors ; une haute-contre ne
devait pas avoir moins de i met. 70 cent, ni plus de
T met. 73 ; les basses ne pouvaient varier qu'entre
I met. 76 et 79 cent. Au-dessous et au-dessus de ces li-
mites, on aurait renvoyé les postulants, même s'ils
avaient possédé la plus belle voix du monde : Dau-
vergne était vraiment par trop exigeant.
C'est ensuite la singulière requête d'un chirurgien
que voici :
Le sieur Fontaine , chirurgien extraordinaire de
S. A. S. Monseigneur le prince de Conty, a obtenu
depuis plusieurs années son entrée à l'Opéra.
L'art qu'il professe le rendit bientôt nécessaire et
utile à ce spectacle, où il ne comptoit trouver d'abord
qu'un délassement à ses courses et à ses travaux ordi-
naires ; il s'est voué avec autant d'empressement que
de désintéressement à donner des secours à ceux
atteints par des accidens subits, dont les occasions sont
fréquentes. De ces soins a dû nécessairement résulter
une confiance plus étendue, et le sieur Fontaine se
voit insensiblement chargé d'administrer des secours
jusques dans l'intérieur du domicile d'une grande
partie des sujets de l'Académie Royale de Musique,
auxquels la modicité de leurs appointements interdit
toute autre démonstration de reconnaissance que celle
de la sensibilité et des remercîments.
Comme cependant il ne peut se dissimuler que les
soins qu'il donne sont pris sur un tems qu'il pourroit
employer également au service de l'humanité et au
bénéfice de sa fortune, il a l'honneur de vous prier,
LES PAUVRES ET L OPERA 247
monsieur, d'examiner attentivement les principes de la
demande, et lui accorder un traitement proportionné
à ses peines et ses soins : pour lors, il se trouvera plus
en état de sacrifier son tems tant à l'Opéra que dans
les maisons particulières de tous les membres du spec-
tacle, lesquels voudront continuer à lui accorder leur
confiance, et il s'eff"orcera toujours de la conserver par
son exactitude et son désintéressement *.
Le procédé est ingénieux pour obtenir une fonction,
de commencer par la remplir gratis sans en être prié ,
puis de demander un traitement pour une tâche qu'on
s'est créée. Il était bien simple de répondre au sollici-
teur qu'il n'avait qu'à ne plus soigner les sujets de
l'Opéra, ou bien à se faire payer par eux s'il ne voulait
pas se contenter de leurs témoignage de sensibilité^ —
ce qui n'était pas absolument à dédaigner de la part
des sujets féminins.
Le comité des artistes en jugea ainsi et représenta
au ministre, dans son rapport du 2 décembre 1782,
que si l'on accordait ce titre à M. Fontaine, même
sans appointements^ cette innovation d'une telle place,
sans être à charge pour l'Opéra, « pourroit éloigner
des chirurgiens d'un mérite reconnu, MM. Pipelet
Idirecteur de l'Académie de chirurgie), Capdeville et
autres qui, depuis vingt ans, se sont fait un plaisir de
venir assidliement au spectacle, d'y administrer les se-
cours de leur art, de se transporter chez les malades
qui n'avoient pas de chirurgiens attitrés et de suivre
gratuitement les accidents arrivés au spectacle jusqu'à
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 633.
248 l'opéra secret au xviii'^ siècle
parfaite guérison.... D'après les observations ci-dessus,
le comité, malgré tout le désir qu'il a d'être agréable à
M"° Guimard, ne peut se dispenser de supplier le mi-
nistre de ne point adhérer à la demande de M. Fon-
taine, auquel elle paroît prendre le plus vif intérêt *. »
D'autre part, La Ferté, en transmettant cette déli-
bération au ministre, ajoutait : « Quoique le comité
en dise, je crois que ce ne serait pas une chose mal
faite que d'avoir attaché cet homme à l'Opéra ; il y est
toujours ; il soigne tous les gens des chœurs et autres
gratuitement ; et souvent même il lui en coûte de son
argent, pour fournir du bouillon à la plus-part de ces
gens, qui meurent de faim ; c'est ce que ne fait certai-
nement pas le sieur Capdeville , et encore moins
M. Pipelet, qui a trop d'affaires pour venir perdre son
temps à l'Opéra *... » En présence de ces avis contra-
dictoires, Amelot ajourna sa décision, se réservant
d'en causer avec le surintendant.... Il est bien impro-
bable que les observations du comité aient pu tenir
contre la protection de la Guimard et l'argument « du
bouillon » de La Ferté.
C'est enfin un mémoire adressé au ministre par le
sieur Randier, dentiste, une page de haut style, où l'art
musical et l'art dentaire forment un étrange salmi-
gondis.
De tous les spectacles qui excitent la curiosité et
l'admiration non-seulem_ent de cette capitale, mais
même de toute l'Europe, il n'en est point qui soit plus
digne que l'Opéra. Tout semble concourir à y faire
* Archives nationales. Ancien régime. O i, 638.
LES PAUVRES ET L OPERA 24g
remarquer la noblesse et le bon goût de la nation fran-
çaise. Sa Majesté, par une protection singulière, a
daigné étendre ses bontés jusqu'à établir une Académie
et des fondations qui réunissent tous les artistes pro-
pres à perfectionner ce spectacle, en développant et
cultivant les germes de talents des jeunes élèves qui
s'y destinent. On ne peut assez se louer du bon ordre
qui y règne, par la vigilance et les soins des ministres
et autres personnes respectables, à qui l'administration
en est confiée : ils ont porté la prévoyance et l'huma-
nité jusqu'à y attacher des chirurgiens pour prévenir
et réparer les accidents qui peuvent y arriver ; mais
parmi les différentes incommodités qui affligent l'es-
pèce humaine, il en est une que l'on n'a pas prévue, et
qui est notablement contraire à l'embellissement de
ce spectacle. C'est celle des dents.
Personne ne peut disconvenir que les dents ne soient
un des principaux organes de la voix et qu'elles ne
contribuent essentiellement à la beauté et à la santé
du corps ; or, comme les élèves destinés à l'Opéra ont
besoin, plus que tout autre, de réunir tous les agré-
ments, il est presque impossible que celui-ci se trouve
naturellement dans des jeunes gens qui, la plupart nés
sans fortune, négligent totalement le soin de leur
bouche, pour ne s'occuper uniquement que des moyens
les plus propres pour y être admis. Si dans le grand
nombre de ceux qui entrent dans cette carrière, il s'en
trouve d'assez heureux pour parvenir par leurs talents
à se faire une réputation, l'aisance leur permet alors
de s'occuper de leur personne, mais malheureusement
il est presque toujours trop tard pour réparer entière-
ment les difformités qui n'auroient point paru si elles
eussent été soignées à temps, toutes leurs peines de-
viennent infructueuses, et il leur reste pour la vie le
regret de ne pouvoir atteindre à une plus haute per-
fection, soit dans l'articulation ou dans l'harmonie du
3-2
25o l'opéra secret au XVIII'' SIÈCLE
chant, par la privation de quelques points essentiels à
la parfaite conformation de leur bouche.
Pour éviter ce désagrément , il suffiroit d'attacher à
cet établissement si intéressant, un expert-dentiste qui,
en visitant attentivement et fréquemment la bouche
de tous les élèves de l'un et l'autre sexe, préviendrait
et réparerait tous les accidents que causent à cet âge
la négligence ou l'insuffisance des moyens.
Le sieur Randier, chirurgien-dentiste de Madame la
comtesse d'Artois, désireroit être à portée de prouver
en cette occasion son zèle pour le bien public, il se
chargerait de soigner toutes les maladies de bouche et
de fournir ce qui est nécessaire pour cela à tous les
élèves, moyennant qu'on les obligeât de venir chez lui
une fois par semaine ou de se réunir quelque part où
il pût les voir. Les avantages qui en résulteroient pour
l'agrément du public, et le bien des sujets qui en
éprouveroient les bons effets, seroient plus sensibles et
plus remarquables dans quelques années, qu'au com-
mencement du traitement. Le sieur Randier n'aura
qu'à s'applaudir si, ayant démontré la nécessité et l'u-
tilité de ce surcro t de bontés du Gouvernement, il
peut mériter l'honneur et la confiance des dignes
chefs de cette Administration et le titre de chirurgien-
dentiste des Menus-Plaisirs du Roi *.
Cette requête ne rappelle -t- elle pas l'excellente
caricature oii l'on voit un maître de pension disant à
son économe : « Monsieur l'économe, pour couvrir les
frais de mon bal de dimanche dernier, le dentiste vien-
dra visiter toutes les bouches de la pension; chaque
élève paiera deux francs. Vous donnerez cinq francs
* Archives nationales. Ancien régime. O l, 655.
LESPAUVRESETL" OPÉRA 25l
au dentiste : il n'en a pas pour plus d'une heure. »
C'est ainsi, sans doute, que le sieur Randier entendait
la chose : il n'en aurait pas eu pour plus d'une heure
et il aurait tout empoché. Par malheur, l'administra-
tion ne se laissa pas gagner à ses the'ories philantro-
piques, et il n'y eut jamais de dentiste spécial préposé
aux bouches de l'Opéra.
Voici, pour finir, la réclamation écrite ab irato par
un spectateur pour se plaindre « du peu de police ob-
servée pendant les représentations, » réclamation qui
montre quel désordre régnait sur la scène de l'Opéra,
par suite du manque d'autorité du directeur combattu
sous main par le comité des artistes.
Messieurs les administrateurs, guidés par un zèle
trés-louable, se sont sagement expliqués dans un
article du règlement, concernant la police au théâtre,
en deffendant aux sujets de ne jamais se montrer au
public en avançant trop hors des coulisses, même sous
l'habit des roUes, et encore moins sous l'habit de la
ville ; la raison de cette deffense est motivée sur le
besoin où est le spectacle de conserver son illusion et
de le rendre si vraisemblable aux yeux des spectateurs
que rien ne puisse l'en distraire; mais comment cet
article du règlement est-il observé aujourd'hui ? Il ni
a pas un instant, dans la représentation d'un opéra, où
Ton ne voie dans les coulisses une infinité de gens qui
s'avancent assez, pour que l'on puisse aisément les
distinguer et les nommer ; on voit des femmes en
mantelets noirs , d'autres en peignoirs , s'avancer
effrontément et faire des mines et des gestes d'un côté
a l'autre du théâtre, on voit des hommes en habits
verd, rouge, d'autres en camisoUes blanches, s'avancer
252 l'opéra secret au xviii^ siècle
et badiner au bord des coulisses ; d'autres plus loin et
dans le même e'quipage, dansent et semblent lutter à
qui sautera le plus haut; et dans quel moment tout
cela arrive-t-il, c'est lorsqu'il y a deux interlocuteurs
en scène, et dans les moments les plus intéressants. Si
du milieu de la salle, on voit tous ces pantins faire
leur singerie, à plus forte raison des côte's, etc.*.
Le rédacteur anonyme de cette note devait jouir
d'un certain crédit auprès du ministre ou du surinten-
dant des Menus, car, contrairement à ce qui arrive le
plus souvent pour ces sortes de réclamations, celle-ci
eut un effet immédiat. Quelque temps après, le comité
prenait une délibération dans laquelle, après avoir
reproduit en termes modérés et officiels les griefs
ci-dessus énoncés, il disait « qu'il était indispensable
de faire un règlement sur cet objet, afin d'empêcher
que qui que ce soit, excepté le directeur et les
premiers sujets, ne puisse rester dans les coulisses sous
aucun prétexte, et que les personnes qui dansent dans
les ballets ne parussent au théâtre que dans les actes
où elles seront employées ainsi que les acteurs des
chœurs ** ».
Ce rapport, adressé au rninistre comme tous ceux
des séances du comité , était signé de Dauvergne ,
directeur, Gossec, sous-directeur, Legros , Durand,
Noverre , Dauberval, Gardel, Vestris, et semblait
émaner de l'initiative de ces artistes. Mais, pour qui
connaît la façon dont fonctionnait cette machine si
compliquée de l'Opéra sous l'Ancien Régime, il est hors
' " Archives uationales. Ancien régime. O i, 634 et 652.
LES PAUVRES ET l'oPÉRA 23:)
de doute que le comité, qui était en hostilité cons-
tante avec le directeur, n'aurait jamais proposé, de son
propre mouvement, quelques mesures contre les
artistes qu'il représentait et dont il partageait l'anti-
pathie pour toute discipline. Il est donc à croire que ce
fut le surintendant des Menus, ou même le ministre,
qui transmit cette plainte au comité, en lui enjoignant
de la prendre au sérieux et d'attirer l'attention du
ministre sur ce côté défectueux des représentations.
Les délégués le firent de bonne grâce, mais cela dut
singulièrement froisser leur amour-propre, que de sou-
tenir contre eux-mêmes les plaintes d'un quidam
qui les traitait de singes et de pantins.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos Page ix
UN ROI DE COULISSES
PAPILLON DE LA FERTK
La carrière d'un intendant des Menus-Plaisirs. — Un
homme habile à louvoyer. — Quatre ministres pour un in-
tendant. — Diverses façons de Hatter un supérieur. — Un
ministre porté sur sa bouche — Zeie intempestif et rebuf-
fades. — Un. courtisan courtisé. — Les compliments de Poin-
sinet payés comptant. — Un intendant qui succombe. —
M"" Cécile Dumesnil : sa danse et son chant. — Ses coups
de tête et sa mort. — Un intendant qui se range. — Deux
beaux-frères qui se valent. — Un intendant qui se dérange.
— M"'' Maillard et M™" Saint-Huberty. — Questions de disci-
pline et questions d'argent. — .N^'^iJorival prise de boisson.
— La maîtresse d'un ambassadeur. — M"" Guimard, chef
de rebelles. — Un rapport au ministre : états de service
et portraits. — L'Opéra refuge légal des filles et femmes
avides de liberté. — Une fille peu honteuse, un père éhonté.
— Une épouse persécutée : la fille de Sophie Arnould. —
Triste ménage , heureuse union. — Une algarade à la
cour : Sedaine et La Ferté. — La Ferté, homme de science
et artiste. — Un homme qui défend sa tête. — Condamna-
tion à mort. — Une intendance héréditaire i
l'opéra en 1788
Situation trouble à l'Opéra : bascule de la Ville à l'Etat.
— Les artistes admis à gouverner. — Le comité, Morel et La
2 56 TABLEDESiMATiÈRES
Ferté. — Régime de plus en plus défectueux. — Départ
force de Dauvergne. — Intrigues et grandeur d'un inspec-
teur de voitures. — Morel chansonne. — Désarroi complet
à rOpéra. — Vaine intervention du roi. — Retour triom-
phal de Dauvergne. — Un directeur qui dirige : états de
service et portraits. — Indispositions feintes et maladies
réelles. — Singulière façon de juger une danseuse. — Un
hiver exceptionnel : gros déficit à l'Opéra — Suppression
àtsfeux et partage des bénéfices — A qui travaillerait le
moins. — Rétablissement dtsfeux. — Retraite volontaire de
Dauvergne. —La Révolution : le comité mis au pas. . . b'j
ART, ARGENT ET POLITIQUE
LAINEZ, LAVS, CHÉRON
Trois débutants d'avenir. — Deuxième incendie de
l'Opéra. — Trois artistes prêts à fuir : un seul y réussit. —
Quatre lettres simultanées. — Un policier courtois. — La
saisie d'une malle. — Emprisonnement et soumission de
Lays. — Pourparlers diplomatiques au sujet d'un ténor :
échec des mmistres français. — Ce qu'il en coûte pour
ravoir Rousseau. — Trois mauvaises têtes dans un bonnet:
orgueil d'artistes et questions d'argent. — Trois rhumes
concertés. — Les rebelles bien vus a la cour. — Dauvergne
et La Ferté pressent le ministre de sévir. — Un directeur
sur le gril. — Prétentions ouvertement formulées : un mi-
nistre embarrassé — Dauvergne enrhumé. — Rapport dé-
taillé au ministre : idée de publier ce rapport. — Embarras
d'un journaliste et précaution de l'abbe Aubert; abandon du
projet. — Dauvergne turlupine. — Triple convocation chez
le ministre et triple déception, — Lays et Lasalle. — Les
courbettes et les offrandes d'un pied-plat. — Trois soumis-
sions d'un coup 87
MADAME SAINT-HUBERTY
Une répétition à l'Opéra. — Madame la Ressource. — En-
fance misérable et déplorable union. — Un début non
avenu — Grand cœur au travail. — Premiers succès. —
VElectre de Lemoine : une élève reconnaissante. — Nu-
dites artistiques, scrupules administratifs. — L'Embarras
sans embarras. — Sacchini sauvé de la déroute. — Aug-
mentation d'appointements : démarches et lettres échan-
gées. — Gluck et Piccinni. — Piccinni découragé et récon-
forté. — Origines de Didun. — Une chanteuse reformatrice.
— Requête du peintre Moreau, — Retour offensif de la
Saint-îkuberty, succès complet. — Nouveaux costumes et
nouveaux frais. — Didon à Fontainebleau : une reine de.
TABLE DES MATIERES 25j
théâtre dans les coulisses. — Une chanteuse qui joue au
piquet. — Une demi-heure de musique en trop. — Une
lettre de la Saint-Huberty. — Didon à Paris : Bachaumont
et Guinguené. — Une couronne aujourd'hui, des pommes
cuites demain. — Chefs-d'œuvre oubliés, une partition de
premier ordre. — Recettes d'un jour et d'un mois compa-
rées dans les trois théâtres. — Quatre grands rôles en cinq
mois. — Echec de Pénélope. — Les med culpd de Marmontel.
— Un ouvrage lentement apprécié. — Gratitude d'élève à
maître : Lernoine et Sacchini. — Un ami dans la police. —
Tournée triomphale en province, — Un madrigal dont on
abuse. — Exercices féminins. — Un amour sérieux sur
le tard. — Une lettre d'ardent amour. — Le bonheur en-
trevu : double assassinat. — Ce qui reste d'une grande
artiste 121
UN MARL\GE CHORÉGRAPHIQ.UE
m"'^ THÉODORE ET DAUBERVAL
Un danseur à la mode. — Débuts de Dauberval. — Un
hôtel bien machiné et bien fréquenté. — Double attaque
matrimoniale. — Dauberval et la Dubarry. — Les dettes
d'un danseur, l'offrande d'une favorite. — Epître imperti-
nente et galante. — Un tyran des cœurs en danger de mort.
— Débuts de M""" Théodore. — Une danseuse philosophe.
— Lettre édifiante de Jean-Jacques. — Un duel au pistolet
entre femmes — La danseuse-ballon. — Un glaçon qui
brûle. — Une saison à Londres. — Long congé ou liberté
complète. — Congé définitif accordé par lettre. — Du dan-
ger d'être trop confiant. — Une expédition délicate. — Coût
d'une arrestation en 1782. — Correspondance édifiante
entre une prisonnière et ses geôliers. — De l'inconvénient
de trop écrire. — Mise en liberté : les adieux d'une femme
d'esprit. — Négociations nouvelles pour plaire au public,
échec définitif. — Le mari doit suivre sa femme. — Un mi-
nistre ennuyé par un danseur. — Une union légitimée. —
Nostalgie des planches, démarche inconsidérée. — La ran-
cune de La Ferté. — Le mari compose et la femme danse.
— Pièces de vers : un auteur satisfait. — Coups de griffes
féminins. — Un artiste presque modeste. — Nouvelle dé-
marche et nouvel échec. — Carrière achevée en province.
— L'un meurt à Bordeaux et l'autre à Tours i63
LE CONGÉ d'une DANSEUSE
m"" dupré et gallet
Les débuts d'un couple dansant. — Les révélations d'un
registre : le maître et l'élève. — La femme gardée et l'homme
33
ACHEVE D'IMPRIMER
<,LR LES PRESSES DE
DARANTIERE, IMPRIMEUR A DIJON
le 2) Février iSSo
POUR
EDOUARD ROUVEYRE
LIBRAIRE EDITEUR
A PARIS
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Ljbrary
Univers! ty of Ottawa
Date Due
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3900 3 00 19^0 58 3b
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CE ML 1727 .
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CÛO JULLIEN,
ACC# 1169512
ADO 177Û-1790.